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En Irlande, les obstacles à l'évolution d'une Constitution sexiste et conservatrice
Les Irlandais ont largement rejeté vendredi, par référendum, une proposition de modification de la Constitution relative à la famille et la place des femmes. Un "non" retentissant qui trouve ses racines dans une multitude de facteurs : une formulation vague et sujette à interprétation, une campagne précipitée manquant d'enthousiasme et une colère des électeurs.

Un "non" sans équivoque. Le gouvernement irlandais se retrouve sous le feu des critiques après la large victoire du "non" au double référendum sur la famille et la place des femmes organisé vendredi 8 mars, lors de la Journée internationale des droits des femmes. Un revers cinglant qui met en lumière une série de défaillances dans la stratégie gouvernementale pour ce changement de la Constitution. 

Le premier amendement élargissant le concept de famille aux "relations durables" – incluant les couples en concubinage et leurs enfants – a été rejeté à 68 %. Le second amendement visant à supprimer la référence aux "devoirs domestiques" des femmes – pour imputer à tous les membres d'une famille la responsabilité de prendre soin les uns des autres – a été rejeté par près de 74 % des votants. 

Ireland has voted No in the Care referendum.

The result was announced at Dublin Castle with 1,114,620 people, or 73.9%, voting No and 393,053 voting Yes.

It represents the highest ever No vote by percentage in an Irish referendum | Follow updates: https://t.co/fqRU2JIDYi pic.twitter.com/tRcnRvfKJ5

— RTÉ News (@rtenews) March 9, 2024

Le Premier ministre, Leo Varadkar, a estimé que le temps était venu d'en finir avec un langage "très daté, très sexiste". Depuis 1937, le premier alinéa de l’article 41.2 stipule que "par sa vie au sein du foyer, la femme apporte à l'État un soutien sans lequel le bien commun ne peut être réalisé". En complément, l'alinéa 2 de l'article explique que l'État "s'efforce, en conséquence, de faire en sorte que les mères ne soient pas obligées par la nécessité économique d'exercer un travail au détriment de leurs devoirs domestiques". 

Mais durant une campagne électorale brève et marquée par un flot d'informations contradictoires, nombreux sont les électeurs qui se sont sentis dépassés et lassés : seuls 44 % d'entre eux se sont déplacés aux urnes. 

Un gouvernement à la traîne 

Manque de préparation, communication défaillante, absence d'engagement : selon les expertes interrogées par France 24, le gouvernement irlandais, constitué par une coalition de centre-droit regroupant le Fianna Fáil (FF), le Fine Gael (FG) et le Parti vert (Verts), a lamentablement échoué dans la gestion du référendum.  

"Contrairement aux précédents scrutins sur l'abrogation du 8e amendement et le mariage homosexuel, où une stratégie claire et efficace avait été déployée, la campagne de 2024 s'est avérée très terne", analyse Catherine Conlon, professeure associée en politique sociale au Trinity College de Dublin. "Ce double référendum était censé dépoussiérer une Constitution discriminante pour les femmes. Mais le mépris dont a fait preuve notre gouvernement dans la manière de traiter cette campagne en dit long sur la surdité face aux aspirations du peuple et la persistance d'une misogynie et d'un patriarcat institutionnels." 

En Irlande, les obstacles à l'évolution d'une Constitution sexiste et conservatrice

La stratégie de Leo Varadkar consistant à se positionner sur des sujets sociétaux n'a pas payé. Samedi, il a admis que son gouvernement avait pris "deux raclées". À un an des prochaines élections législatives, sa coalition se retrouve fragilisée. "Ils craignent la victoire du Sinn Fein (principale force d'opposition, NDLR), et tentent donc de s'approprier des thématiques traditionnellement portées par ce parti, telles que les droits des femmes, des personnes handicapées et des aidants", explique Nathalie Sebbane, maîtresse de conférences en civilisation irlandaise à l’université Sorbonne-Nouvelle. "Ces petits changements symboliques, qui n’ont pas payés cette fois-ci, sont clairement des actes de communication politique." 

De leurs côtés, les partis d'opposition ont apporté un soutien mitigé aux propositions, critiquant le fait que les deux questions soumises au vote différaient de la formulation proposée par l'Assemblée citoyenne. En 2020, cette instance, régulièrement consultée en Irlande sur des questions d'intérêt public, a recommandé de supprimer de la Constitution la disposition relative au rôle des femmes au foyer et de la remplacer par une formulation neutre. "Le gouvernement a agi en solitaire", a notamment critiqué Mary Lou McDonald, cheffe du parti Sinn Fein, qui avait soutenu à contrecœur le "oui". 

Des changements "trop timides" 

Tandis que de nombreux Irlandais ont salué le référendum, estimant que celui-ci représentait de grands progrès pour les droits des femmes, le "non" a rassemblé une très grande diversité d'électeurs, aussi bien dans les rangs conservateurs que progressistes. Les opposants au projet craignaient l’ambiguïté du concept de "relation durable" et la disparition des mentions des femmes et des mères dans la Constitution. Certaines féministes craignaient aussi que la suppression d'expressions sexistes de la Constitution ne nuise aux droits d'autres groupes. 

La deuxième modification, attribuant la responsabilité de la prise en charge des uns et des autres dans la famille, a notamment été critiquée par les défenseurs des droits des handicapés. Ils ont accusé l'État de se décharger de sa responsabilité envers ces personnes. "Au lieu de suivre les propositions de l’Assemblée citoyenne, le gouvernement a voulu que la prise en charge des enfants, des personnes handicapées ou des personnes âgées reste une affaire privée, gérée par les membres de la famille", explicite Seana Glennon, doctorante à la Sutherland School of Law de l’University College Dublin. "L'État s'efforcerait de les soutenir, mais il ne serait pas obligé de le faire." 

En Irlande, les obstacles à l'évolution d'une Constitution sexiste et conservatrice

En Irlande, les rôles traditionnels de genre persistent dans le domaine des soins. En effet, 98 % des aidants à temps plein et 80 % des soignants rémunérés sont des femmes. 

Ainsi, le "non" au référendum ne sonne pas comme un rejet des droits des femmes et de la famille. Au contraire, il exprime une aspiration profonde des électeurs irlandais à une modernisation plus ambitieuse de leur société. "Pour eux, les changements proposés étaient trop timides et manquaient de courage", analyse Nathalie Sebbane. 

"Les Irlandais estiment que le gouvernement n’est pas allé assez loin. Ils ne sont plus du tout prêts à se satisfaire de demi-mesures après avoir souffert de l'influence conservatrice de l'Église catholique pendant des décennies. Ils ne sont plus facilement influençables, ils ont pris conscience que leur avenir leur appartient." 

En 2022, 69 % des Irlandais s’identifiaient comme catholique contre 94,9 % en 1961, selon les données de l'agence publique CSO (Central Statistics Office). Le pays n'a légalisé l'avortement qu'en 2018 et le mariage pour les couples de même sexe qu'en 2015, après des référendums. 

Un calendrier précipité 

Pendant des mois, le gouvernement a peaufiné en secret le texte des deux référendums. L'examen public au Dáil (chambre basse) et au Seanad (chambre haute) a été précipité, tandis que le débat a été écourté par la procédure de guillotine parlementaire. Certains militants accusent le gouvernement d’avoir voulu profiter de la Journée internationale des droits des femmes pour s'attirer les faveurs des femmes irlandaises. Une stratégie qui s'est avérée contreproductive.  

La campagne a été vivement critiquée pour son manque de clarté et son incapacité à expliquer la nécessité des changements constitutionnels. Catherine Conlon soulève le vide informationnel de la campagne qui a laissé le champ libre à la désinformation. "L'extrême droite a profité de cette situation pour diffuser des messages alarmistes et mensongers, notamment sur la redéfinition de la famille. Le racisme et le sentiment anti-immigration ont été instrumentalisés pour détourner le vote et servir des objectifs malveillants." 

L’organisation d’un nouveau référendum est impossible avant les prochaines élections, qui doivent se tenir l’année prochaine. Et pour éviter un nouveau revers, le prochain gouvernement devra, selon Eamon Ryan, le leader du parti Vert, "analyser la campagne et les arguments qui ont justifié le vote négatif dans les deux cas".