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Opposants russes en France : le prix de l’exil, loin de la Russie de Poutine
Publié le : 03/03/2024 - 16:48

Le 24 février 2022, lorsque la Russie lance une offensive d’ampleur sur son pays voisin, la vie de millions d’Ukrainiens bascule. Mais cette guerre change également la vie de centaines de milliers de Russes. Opposés au conflit, ces derniers sont contraints à l’exil, en Arménie, en Géorgie, en Turquie ou encore en France. Un long chemin débute alors pour eux, loin du pays qui les a vu naître, mais qui ne leur a laissé d’autre choix que de partir. Nous avons rencontré Alexeï, Ernest, Nastia et Dmitri, quatre opposants russes, qui se sont réfugiés en France. Ils nous racontent leur choix de fuir la Russie de Poutine et leur nouvelle vie dans ce pays qui n’est pas le leur.

Ce 21 septembre 2022, Alexeï s’en souvient comme si c’était hier. Ce jour-là, Vladimir Poutine signe son décret de mobilisation partielle, près de sept mois après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine voisine. Ce trentenaire, qui souhaite rester anonyme pour protéger sa famille restée en Russie, a effectué son service militaire obligatoire et a acquis une spécialisation recherchée. Il craint donc de faire partie des premiers soldats à être mobilisé - l’objectif affiché par le Kremlin étant de trouver 300 000 hommes. "Je savais ce que je devais faire : déserter, parce qu’on n’échappe pas à la mobilisation", se souvient le jeune homme, la voix chargée d’amertume. "Si tu restes en Russie, que vas-tu faire ? Tu vas rester chez toi sans sortir ? Tu vas aller te cacher chez ta babouchka dans la campagne ?... Et puis, il faut bien travailler pour payer les factures... Je ne voulais pas partir, mais j'y ai été contraint. Il était impossible pour moi de rejoindre l'armée et d’aller massacrer le peuple ukrainien".

Âgé de 37 ans, ce Russe, né à Moscou d’un père russe et d’une mère ukrainienne, se dit "coupé en deux” à cause de cette double identité. Pendant quatre jours, Alexeï se cloître chez lui, avant de prendre sa décision : "Le 25 septembre, je me réveille et je décide de partir. De partir et peut-être de ne plus revenir. Je fais mes valises, j'achète des billets d'avion, je fais des réservations d'hôtel et dans la soirée, ma sœur me dépose à la gare. Je l'embrasse, ainsi que ma mère, et je prends le train pour partir. Je ne sais pas où je vais, ni pour combien de temps". 

Le déserteur se rend tout d’abord à Saint-Pétersbourg, avant de prendre le train jusqu’en Finlande. Il a un visa de tourisme valable dans la zone Schengen et, dans le passé, il a travaillé pour un organisme français en Russie durant douze ans. Alexeï décide donc de venir à Paris pour y demander l’asile. Commence alors un long parcours semé d’embûches.

D’abord logé chez un ami près de Paris, il dépose sa demande d’asile et obtient en novembre 2022 une chambre de huit mètres carrés dans un Centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) en Île-de-France. Il obtient ensuite le statut de réfugié en mai 2023 et, dans la foulée, un logement social : un studio de douze mètres carrés, situé en banlieue parisienne. "D'un côté, c'est peut-être plus simple de fuir ton pays quand tu n’as pas d'enfant, ni d’épouse, mais d'un autre côté, il y a des nuits qui durent et qui n'ont pas de fin. Tu restes immobile dans ton lit avec tes angoisses et ta solitude, c'est très dur. Et pourtant, je parle français. On pourrait me dire : "Tu parles français donc tu peux t'intégrer”. Mais ce n’est pas si simple que cela, parce que lorsque tu habites dans un Centre d’accueil ou dans une résidence sociale, tu es entouré d’étrangers. C'est un paradoxe, mais tu as l'impression que tu ne vis pas en France. Tu vis un peu en Afghanistan, un peu en Afrique, un peu partout… Mais pas en France. C'est vraiment très dur de s’intégrer et de rencontrer des Français”.  

Aujourd’hui, Alexeï n’a pas encore reçu la carte prouvant qu’il a bien obtenu son titre de séjour, valable dix ans, mais cela ne l’empêche pas de rechercher activement un emploi. Il parle français couramment et assure avoir déjà envoyé plus de soixante-dix candidatures, en vain jusqu’ici : "La première difficulté, c'est de trouver un travail. C'est très compliqué parce que je n’ai pas encore la carte prouvant que je suis en situation régulière. L’autre difficulté, c'est plutôt au niveau psychologique parce qu'il s'agit de commencer une nouvelle vie et tu te demandes à quel point tu peux abandonner ton ancienne vie pour commencer la nouvelle. La guerre, je ne peux pas la mettre de côté et prétendre que cela ne me regarde plus, parce que la plupart de ma famille vit en Ukraine. Mon cousin est actuellement sur le front et récemment, mon oncle ukrainien a sacrifié sa vie dans cette lutte".

"J’avais trois options : aller en prison, me suicider ou partir” 

Ernest Mezak, lui, a fui la Russie le 7 mars 2022, bien avant le décret de mobilisation. Ce juriste, défenseur des droits humains, est un opposant de longue date à Vladimir Poutine. Originaire de Syktyvkar, une ville de 250 000 habitants, située à mille kilomètres au nord-est de Moscou, il se bat depuis des années pour défendre les droits des prisonniers russes. Il a défendu de nombreux cas auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme. En 2021, il a passé quatorze jours en prison pour avoir participé à une manifestation de soutien à l’opposant Alexeï Navalny, décédé le 16 février dernier dans sa colonie pénitentiaire en Arctique.  

Or, dès le début de la guerre, en février 2022, Vladimir Poutine lance une chasse sans merci aux opposants. Une loi prévoit jusqu’à quinze ans de prison pour la publication d’informations qualifiées de "mensongères" sur la guerre en Ukraine. Et la guerre, Ernest s’y est opposé publiquement sur les réseaux sociaux. "J’avais trois options : aller en prison, me suicider ou partir", glisse l’opposant sans sourciller. "J'ai décidé que les deux premières options n’étaient pas très responsables par rapport à ma famille et aux valeurs que je défends. Je crois qu’en choisissant l’émigration politique, un spécialiste comme moi peut trouver des choses à faire dans le domaine des droits de l’Homme. Car on les viole aussi en France malheureusement... J’ai donc décidé de fuir la Russie".

À contrecœur, Ernest laisse sa famille derrière lui. Sa mère, son épouse, son fils de 23 ans, qui étudie à Moscou, ainsi que sa fille handicapée âgée de 18 ans. En attendant que sa femme et sa fille puissent le rejoindre en France, à Angers, il continue de franchir les obstacles administratifs avec l’aide d’une éducatrice spécialisée, Manon Laurendeau, qui l’accompagne depuis son arrivée au Centre d’accueil de demandeurs d’asile d’Angers. Cette dernière ne tarit pas d’éloges : "Ernest est très différent des autres demandeurs d’asile et réfugiés. Il a la capacité de faire la plupart de ses démarches administratives tout seul, il n’a pas franchement besoin d’un accompagnement social, il est très autonome. J’ai rarement accompagné quelqu’un comme lui et c’est une vraie chance”.

Ernest, lui, a acquis une solide connaissance des rouages bureaucratiques en général : "J’ai commencé à me battre pour la démocratie en Russie quand j’avais 17 ans donc j’ai une grande expérience de travail avec les fonctionnaires et dans des conditions bien pires qu’en France !”, même si, précise-t-il, "il existe aussi des situations scandaleuses en France".

"Trois enfants, trois valises, et c’est tout"

Nastia Rodionova fait, elle aussi, partie de ces 2 616 Russes qui ont demandé l’asile à la France en 2022, selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Ancienne journaliste politique devenue écrivaine, elle a dû repartir de zéro quand elle est arrivée à Paris avec son mari, Dmitri Kourliandski, un compositeur de musique contemporaine réputé. 

En avril 2022, juste après le début de la guerre, le couple est invité en France par la compagnie de théâtre T&M pour les répétitions et la représentation de l’opéra "Eurydice, une expérience du noir”, qu’ils ont écrit et composé ensemble. Nastia et Dmitri, qui disposent donc d'un visa et de billets d’avion, profitent de l’occasion pour quitter définitivement la Russie. "Nous sommes partis avec trois enfants, trois valises et c’est tout", raconte Dmitri Kourliandski dans l’appartement qu’il occupe en région parisienne. "Nous sommes arrivés à Paris sans savoir si nous allions y rester parce que rien n’était préparé à l’avance”.

Aucun projet précis, mais une seule certitude : la nécessité de fuir la Russie. "De l’extérieur, partir de Russie peut sembler être une décision difficile", ajoute Nastia Rodionova, "mais en fait c’était une évidence. Au moment où la guerre a commencé, je n’ai eu aucun doute sur la nécessité de partir et d'emmener nos enfants. L’autre option, c’était d’aller en prison car j’avais participé à des actions politiques anti-guerre et je ne pouvais pas et je ne voulais pas me taire.”  

Ne parlant pas le français, la jeune femme a trouvé dans l’art un moyen de s’exprimer. Soutenue par L’atelier des artistes en exil, elle a déjà pu exposer l’une de ses installations dans la cour de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, à l’été 2023. 

Regarder vers l’avenir

Nastia et Dmitri ont laissé derrière eux leurs parents, mais pas question de se lamenter. Nastia a grandi avec l’exemple d'un père dissident, emprisonné à l’époque de Brejnev, dans les années 1970, pour ses activités antisoviétiques. Aujourd’hui, c’est elle qui est devenue "une ennemie du peuple”, nous explique-t-elle en souriant, le regard déterminé. La fierté brille dans ses yeux quand elle nous parle de son fils aîné, qui a récemment participé à une manifestation à Paris. "Je suis heureuse qu’il ait cette possibilité ici", nous dit-elle. "Ce qui est important c’est que mes enfants sachent que je ne suis pas restée silencieuse. Ils grandiront avec cela, ils savent qu’il ne faut pas se taire”.  

Alexeï, lui, qui a fui la Russie pour ne pas aller au combat en Ukraine, assure qu’il n’a aucun regret. Pourtant, pour conserver son statut de réfugié en France, il doit renoncer à rentrer dans son pays, même brièvement, pour rendre visite à sa mère ou à sa sœur restées là-bas. "Quand j'ai appris que je ne pourrai plus rentrer en Russie dans un an, dans deux ans, dans cinq ans, j'étais bouleversé, parce que si ma mère tombe malade, ma sœur sera à ses côtés, mais moi, je ne pourrai pas la revoir…” Désormais, le jeune homme se concentre sur sa vie en France et multiplie les candidatures, afin de trouver un travail. Pendant son temps libre, il s’adonne à sa passion, la photographie. Ce sont les manifestations qu’il préfère couvrir, comme un pied de nez à son pays d’origine, où le droit de manifester n’existe plus. "Je suis en colère contre Poutine personnellement parce que je pense qu’il m’a tout pris. Il m’a tout pris, sauf ma vie et le droit de m’exprimer – à condition que ce soit dans un autre pays que la Russie”. 

Quant à Ernest Mezak, depuis que nous l’avons rencontré pour notre reportage, il a pu retrouver sa femme et sa fille, qui ont réussi à le rejoindre à Angers, après deux années de séparation. En attendant d’avoir le niveau nécessaire de français pour suivre des études de droit en France, le juriste continue de défendre les autres, comme il l’a toujours fait. Qu’ils soient exilés russes comme lui, ou réfugiés ukrainiens comme Olga, qui souffre de handicap depuis sa naissance et qui a dû fuir son pays à cause de la guerre. Il a décidé de l’aider à obtenir l’Allocation adulte handicapé, à laquelle elle a droit. La guerre a bouleversé sa vie, mais Ernest garde en lui cette énergie pour combattre les injustices, même loin de son pays.