Garantir un niveau minimum de protection pour les femmes victimes de violences dans l’Union européenne. C’est l’objet d’une directive européenne au cœur d’un âpre débat entre États membres depuis plus d’un an. Aux côtés de la Hongrie et de la Pologne, la France s’y oppose face à l’Espagne, la Belgique et la Suède.
Un article du texte proposé le 8 mars 2022 divise particulièrement les dirigeants européens : l’article 5, qui veut harmoniser la définition du viol à l’échelle européenne et baser celle-ci sur l’absence de consentement.
Le projet présenté par la Commission européenne stipule que "l'absence de consentement devrait être un élément central et constitutif de la définition de viol, étant donné que fréquemment, le viol est perpétré sans violence physique ni usage de la force". Le texte va plus loin encore. "Un consentement initial devrait pouvoir être retiré à tout moment durant l'acte, dans le respect de l'autonomie sexuelle de la victime, et ne devrait pas signifier automatiquement le consentement à de futurs actes", peut-on lire dans la directive.
Le Parlement européen, lui, s’est prononcé en faveur de la directive en juillet. Depuis, plusieurs cycles de négociations ont échoué entre les parlementaires, la Commission et le Conseil européen, où siège les chefs d’État ou de gouvernements. De nouveaux pourparlers devraient reprendre en janvier.
Parmi les réfractaires à cet article 5 figure la France, qui se retrouve ainsi dans le camp de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque, toutes trois opposées au texte.
Des parlementaires appellent la France à "revoir sa position"
Cette position a suscité la colère d’une quarantaine de députés et de sénateurs français, au rang desquels figurent Sandrine Rousseau et Yannick Jadot. "Alors qu’en France, 0,6 % des plaintes pour viol aboutissent à une condamnation, l’introduction de la notion de consentement dans la définition du viol ferait une véritable différence pour les victimes de violences et contribuerait à pallier les lacunes du code pénal", ont-ils écrit dans un courrier adressé à Emmanuel Macron en novembre, lui demandant de "revoir la position de la France".
"La France ne peut pas continuer à aller contre le sens de l’histoire et à défendre l’abandon de l’article 5 au Conseil de l’Union européenne, aux côtés de la Pologne et la Hongrie", ajoutent les auteurs de cette lettre.
La France, à l’instar de la Pologne et la Hongrie, s’oppose à ce que le #viol soit intégré à la directive 🇪🇺 sur les #violencesfaitesauxfemmes.
Alors que le 1er trilogue sur la directive s’ouvre demain, nous, parlementaires, demandons au gouvernement de revoir sa position ⤵️ pic.twitter.com/qJ46LqDYVw
Plusieurs eurodéputés, dont le Français Raphaël Glucksmann, se sont également indignés par la position de Paris, estimant que la définition française du viol était "dépassée". "Alors que plus de 100 000 viols sont enregistrés dans l’Union européenne chaque année, notre pays, la France, refuse au Conseil européen une avancée majeure pour protéger les femmes européennes", a dénoncé le leader du mouvement Place Publique à travers une pétition qui a recueilli jusqu’ici près de 190 000 signatures.
Un modèle français "archaïque et poussiéreux"
Que dit la loi française sur le viol ? Actuellement, l’article 222-23 du code pénal français définit le viol comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise".
"La règle en droit français, c’est qu’il y a une présomption de consentement à l’acte sexuel. De telle sorte que tous les actes sexuels sont réputés comme étant consentis sauf s'il y a violence, contrainte, menace ou surprise", analyse l’avocate spécialisée dans les droits des femmes, Anne Bouillon.
Or estime-t-elle, l’idée de présomption de consentement à l’acte sexuel est "largement passéiste". "C’est une idée qui porte en germe la notion de ce que le corps des femmes serait 'accessible' en permanence sauf s'il y a violence, contrainte, menace ou surprise". Pour cette avocate, "il y a un travail législatif à faire d’urgence, car notre modèle est archaïque et poussiéreux. Il procède d’une vision patriarcale des choses."
Elle plaide toutefois pour une "position intermédiaire" qui introduirait la notion de consentement voulue par la Commission européenne, sans omettre d’y ajouter la notion de contrainte – que l’on retrouve dans la définition française.
Le risque de s’appuyer sur une définition du viol fondée sur l’absence de consentement, explique l’avocate, est de "faire peser sur la victime la caractérisation de l’infraction. On risque de se retrouver dans des situations où l’on demande à la victime de justifier de la manière dont elle a consenti ou pas. Or on sait que dans les situations de viol, il y a des états de sidération où les victimes ne sont plus capables de s’exprimer [au moment du viol]."
Le viol est-il un "eurocrime" ?
Pour justifier leur refus, la France et les autres États membres opposés à l’article européen sur le viol soulèvent d’abord un problème juridique, arguant que la question du viol relève de la compétence des États, pas de celle de l’UE, ce que réfutent les services juridiques du Parlement et de la Commission.
Le débat porte notamment sur le fait de savoir si le viol peut être considéré comme un "eurocrime", susceptible de relever de la compétence européenne. Sont considérés comme eurocrimes "les infractions qui, par définition, méritent d’être traitées au niveau de l’UE en raison de leur nature particulièrement grave et de leur caractère transfrontalier", explique le site spécialisé Euractiv. Dans cette catégorie figurent notamment les crimes relevant de la corruption, du terrorisme ou de l’exploitation sexuelle.
Autre argument mis en avant par la France : Paris s’inquiète de voir l’ensemble de la directive européenne sur les violences faites aux femmes sacrifiée par la polémique sur l’article 5.
Alors qu’il n’existe actuellement aucun instrument juridique pour traiter de cette question au niveau européen, cette directive comprend aussi un volet sur les mariages forcés, les mutilations génitales chez les personnes intersexuées, le cyberharcèlement sexiste ou encore la stérilisation forcée, qui ne sont pas condamnés dans certains pays européens.
Paris redoute que des États conservateurs comme la Hongrie ne s’appuient sur la fébrilité juridique de l’article sur le viol pour rejeter l’ensemble du texte devant la Cour de Justice de l’UE, au motif que l’UE n’est pas compétente.
Or le temps presse. La présidence espagnole du Conseil de l’UE, partie prenante des négociations sur cette directive, prend fin le 31 décembre. La Belgique prendra ensuite le relais jusqu’en juin 2024, suivie de la Hongrie. Les prochaines élections européennes en juin – avec la crainte de voir des partis européens d’extrême droite gagner des sièges au Parlement – pourraient, elles aussi, venir bousculer les débats sur les fragiles acquis en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.