C'était l'un des objectifs de l'accord de Paris sur le climat de 2015 : en finir avec la faim dans le monde tout en parvenant à limiter le réchauffement climatique à +1,5 °C par rapport à l'ère préindustrielle. Pourtant, à chaque conférence mondiale sur le climat – les COP –, la même critique revient systématiquement de la part des ONG et des scientifiques : l'agriculture et l'alimentation n'occupent pas une place suffisamment importante à la table des discussions.
Dimanche 10 décembre, l'Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO) a cependant profité de la COP28 pour marquer les esprits. Elle a ainsi dévoilé une feuille de route d'actions à entreprendre de la part des États pour mener de front les deux combats – sécurité alimentaire et dérèglement climatique. Un document, assure l'institution, qui doit représenter un "tournant", alors "qu'il n'y a plus de temps à perdre".
Le système alimentaire mondial est en effet l'un des secteurs les plus fragilisés par les effets du dérèglement climatique, du fait notamment de ses conséquences sur l'agriculture. Depuis plusieurs années, les indicateurs de la malnutrition progressent : plus de 9 % de la population mondiale souffre de faim chronique et un tiers vit en état d'insécurité alimentaire modérée ou sévère, selon la FAO. "Mais la production alimentaire est aussi l'un des responsables du réchauffement climatique puisqu'elle représente environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre d'origine humaine", note Marie Cosquer, analyste plaidoyer des systèmes alimentaires et crises climatiques pour l'ONG Action contre la faim. "Pendant longtemps, certains États ou certaines institutions présentaient les deux sujets comme des combats antagonistes, affirmant que pour nourrir toute la planète, il fallait accepter de produire plus. Mais aujourd'hui, le constat est clair : ce sont nos systèmes alimentaires actuels qui ne fonctionnent plus puisque la faim dans le monde empire."
Un constat partagé par Oxfam. "Ce document de la FAO est un pas en avant important car il permet de déconstruire cette fausse opposition entre les deux sujets", abonde Quentin Ghesquière, chargé des questions agriculture, alimentation et climat pour l'ONG. "Aujourd'hui, de nombreuses études montrent que le problème derrière l'insécurité alimentaire est surtout l'accès et la répartition de l'alimentation", insiste-t-il.
Des plans d'action nationaux en 2030
Dans sa feuille de route, la FAO présente ainsi une série d'actions à entreprendre pour répondre à ces deux enjeux à la fois. Elle appelle chaque État à établir dans deux ans, pour la COP30, des plans d'action nationaux, dans dix grands domaines (élevage, pêche, gaspillage...) Parmi les mesures mises en avant, la FAO suggère par exemple de renforcer "les subventions publiques pour permettre l'accès à toutes les populations à des régimes sains", "de réduire la consommation dans les pays riches" ou encore de "développer les outils d'agroécologie".
Si "les mesures à mettre en place sont encore vagues et peu concrètes", déplore Marie Cosquer, la FAO avance surtout des objectifs chiffrés : le nombre de personnes souffrant de faim chronique devra avoir diminué de 150 millions en 2025 – environ 735 millions de personnes étaient dans cette situation en 2022 selon l'ONU – et atteindre zéro en 2030. En 2050, toute la population mondiale devra par ailleurs pouvoir se nourrir sainement.
En parallèle, la FAO fixe comme objectifs de baisser de 25 % les émissions de gaz à effet de serre issues des systèmes agroalimentaires d'ici 2030 et d'atteindre la neutralité carbone en 2035, de façon à ce que l’agriculture devienne un puits de carbone net en 2050.
Des "objectifs ambitieux" – salue de son côté Quentin Ghesquière – qui "posent les jalons de débats intéressants et fondamentaux sur la manière d'y parvenir". Le texte constitue en effet le premier chapitre de trois volets, qui devront être publiés en 2024 et 2025. "C'est cela que nous attendons avec impatience : la façon dont nous pouvons concrètement parvenir à la réalisation de ces objectifs, en s'attelant aux questions des financements et aux applications régionales."
La question des financements promet en effet d'être centrale. Selon un rapport publié en octobre 2022 par la Global Alliance for the Future of Food, une coalition de fondations privées, seuls 3 % des financements publics sur le climat sont consacrés à l’agriculture et aux systèmes alimentaires. Plus frappant encore, la majorité des pays développés – 62 % – ne présente aucune mesure liée aux systèmes alimentaires dans leurs "contributions déterminées au niveau national" (NDC), les engagements climatiques nationaux à l’horizon 2030. Quant aux pays en développement, seulement 4 % de leurs besoins financiers quantifiés sont destinés à la transformation et à la résilience des systèmes alimentaires.
Multiplier les financements
"S'il est pour le moment certainement insuffisant, le texte apparaît comme une piqûre de rappel qu'il faut agir rapidement", poursuit encore Quentin Ghesquière, alors que le sujet peine à émerger comme un axe majeur des négociations climatiques. Preuve en est, lundi 11 décembre, au moment où les dirigeants présents à la COP entraient dans le sprint final pour l'adoption d'un accord final, la question de l'agriculture et de l'alimentation, elle, a quasi disparu.
Pourtant, la COP28 avait bien débuté. Dès le lendemain de son ouverture, 134 États – parmi lesquels la Chine, le Brésil, les États-Unis et les vingt-sept membres de l’Union européenne – s'étaient ralliés derrière une proposition des Émirats arabes unis, le pays hôte, et s'étaient engagés à inclure l'agriculture et l’alimentation dans leurs plans climat national d’ici à 2025. "Tous les chemins pour atteindre les objectifs de long terme de l’accord de Paris doivent inclure l’agriculture et les systèmes alimentaires", énonçait le texte.
"C'est positif", réagit Marie Cosquer, d'Action contre la faim, qui se félicite notamment de voir le texte affirmer le "droit à l'alimentation" comme cadre de toute action sur les systèmes alimentaires. "Mais cela reste insuffisant car tous les engagements pris en marge des négociations officielles ne sont pas contraignants, et peinent bien souvent à se concrétiser."
Autre critique formulée envers le texte : "Le langage reste vague, il n'y a pas d'actions concrètes ou d'objectifs chiffrables", poursuit l'analyste. "Et il ne fait aucune mention de la sortie des énergies fossiles." Selon une évaluation menée par la Global Alliance for the Future of Food, l'alimentation représente cependant au moins 15 % de la demande globale d'énergies fossiles.
"Il n'y aura aucune avancée concrète à cette COP"
Marie Cosquer regrette surtout d'avoir vu le sujet rapidement disparaître des négociations officielles. "Il n'y aura aucune avancée concrète sur le sujet de l'alimentation à l'issue de cette COP28", déplore-t-elle. En cause, des blocages, dès les premières discussions sur l'agriculture et l'alimentation, sur la méthode à adopter pour fixer un cadre de réflexion. "Des soucis logistiques, de forme, qui cachent toutes les tensions en jeu dans ces négociations et qui nous ont privés de discussion sur le fond du sujet", regrette-t-elle.
L'analyste aurait aussi aimé voir les axes de l'agriculture et de l'alimentation évoqués dans le texte final sur le bilan mondial, dont chaque mot est âprement discuté dans le sprint final de la COP28. "C'est une urgence mais malheureusement, elle ne semble s'accompagner d'aucune volonté politique. Les solutions, nous les connaissons. Il faut appliquer les principes de l'agroécologie et augmenter les financements publics pour soutenir les producteurs."