La Cour de cassation se prononcera mardi 16 janvier sur le pourvoi formé en mai 2022 par le cimentier français Lafarge dans le dossier syrien. Un pourvoi qui concerne l’accusation de "complicité de crimes contre l'humanité" visant les actes de Lafarge en Syrie. Depuis 2017, le cimentier français fait face à quatre chefs d'accusation dans cette affaire de financement de groupes armés, dont Daech, via sa filiale syrienne.
Le groupe Lafarge est soupçonné d'avoir versé entre 2013 et 2014 plusieurs millions d'euros à des groupes terroristes via sa filiale syrienne, dont le groupe État islamique, afin de maintenir l'activité d'une cimenterie à Jalabiya, en Syrie, alors que le pays sombrait dans la guerre. L'enquête française a estimé ces versements entre 4,8 et 10 millions d'euros pour le seul groupe EI.
Le Quai d’Orsay en ligne de mire
Jean-Claude Veillard, responsable sécurité à Lafarge Paris, avait d’ailleurs indiqué qu’il avait des rendez-vous réguliers avec la DGSE et la DGSI (les renseignements extérieurs et intérieurs, respectivement), ainsi que la direction militaire, à l’époque apanage de France Hollande.
Dans une lettre envoyée en 2018 aux juges d'instruction par l'ancien ambassadeur de France à Damas, Eric Chevallier reconnaît qu’une réunion a bien eu lieu à l'été 2012 avec les dirigeants de Lafarge.
Début de l’affaire
La presse a également joué un rôle dans cette affaire. la journaliste Dorothée-Myriam Kellou, avec plusieurs de ses collègues, a publié en juin 2016 une enquête à ce sujet dans Le Monde. Les révélations des journalistes vont pousser Bercy à déposer une plainte qui donnera lieu à l’ouverture d’une enquête – judiciaire, cette fois – préliminaire en septembre 2016.
Quelques semaines après, l'ONG Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains, ainsi que onze anciens salariés de Lafarge en Syrie, déposent une nouvelle plainte.
Durant l’été 2017, huit cadres et dirigeants de Lafarge sont mis en examen. Un an plus tard le cimentier est à son tour mis en examen. Les chefs d’accusation initiaux sont : "complicité de crimes contre l'humanité", "mise en danger de la vie d'autrui", "financement d’une entreprise terroriste" et "violation d’un embargo sur le pétrole".
Une mise en examen historique de Lafarge
Deux ans après l’ouverture de l’enquête préliminaire, Lafarge est mis en examen en tant que personne morale pour les mêmes actes d’accusation, mais également pour "complicité de crimes contre l’humanité". Une décision historique et une première mondiale.
En septembre 2021, la Cour de cassation a invalidé l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait annulé en 2019 la mise en examen pour "complicité de crimes contre l’humanité".
En mai 2022, la cour d'appel de Paris confirme à son tour que Lafarge demeurait "mis en examen de ces chefs de complicité de crimes contre l'humanité et de mise en danger de la vie d'autrui". Le cimentier français, se pourvoit en Cassation.
Les hauts magistrats jugent aujourd’hui qu’il n’est pas nécessaire que "le complice de crime contre l’humanité appartienne à l’organisation", pour que l’infraction soit retenue.
Procédures aux États-Unis
L’arrêt du 16 janvier 2024 concerne uniquement la détermination de l’étendue des chefs d’accusation examinés. En attendant, à l'automne 2022, Lafarge a plaidé coupable et accepté de payer 778 millions de dollars d'amendes aux États-Unis pour avoir fourni un soutien matériel et financier à l'État Islamique et au Front al-Nosra dans le nord de la Syrie entre 2013 et 2014.
Un an plus tard, en décembre 2023, des citoyens américains membres de la communauté yazidie ont aussi déposé une plainte contre Lafarge. Ils estiment que le cimentier français "a aidé et encouragé les actes de terrorisme international" du groupe État islamique. La militante yézédite Nadia Murad, lauréate du prix Nobel de la Paix en 2018, fait partie des plaignants.
Récapitulatif de la procédure judiciaire :
- Septembre 2016 : le ministère français de l’économie dépose une plainte, une enquête préliminaire est ouverte en 2016
- Deux mois plus tard, deux ONG déposent une nouvelle plainte : les ONG Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR), ainsi que onze anciens salariés de Lafarge en Syrie.
- Juin 2017 : le parquet de Paris ouvre une information judiciaire sur des soupçons de financement du terrorisme en Syrie. Huit cadres et dirigeants, dont l’ancien PDG Bruno Lafont, sont mis en examen, principalement pour "financement du terrorisme" et "mise en danger de la vie d’autrui". Un premier coup de tonnerre.
- Juillet 2018 : le cimentier Lafarge, en tant que personne morale, est à son tour mis en examen pour "complicité de crimes contre l'humanité", "financement d’une entreprise terroriste" et "mise en danger de la vie d’autrui" et "violation d’un embargo". Une décision historique.
- Novembre 2019 : La multinationale obtient gain de cause dans un arrêt de novembre 2019. La mise en examen pour "complicité de crime contre l’humanité" – la plus symbolique – est alors annulée par la cour d’appel. Les autres charges sont maintenues.
- Des pourvois sont alors formés par des ONG et parties civiles.
- 7 septembre 2021 : la Cour de cassation a invalidé l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait annulé la mise en examen. Elle confirme aussi la mise en examen pour "financement du terrorisme".
- Les débats reviennent alors à la Cour d’appel.
- En mai 2022, la cour d'appel de Paris a confirmé que Lafarge demeurait "mise en examen de ces chefs" de complicité de crimes contre l'humanité et de mise en danger de la vie d'autrui, "dans le cadre de l'information judiciaire qui se poursuit".
- Mai 2022, le cimentier français, se pourvoit en Cassation,
- La Cour de cassation française rendra sa décision le 16 janvier 2024 sur le pourvoi formé en mai 2022.
- Sandra Cossart , Directrice de l’association Sherpa
- Fabrice Balanche , Maître de conférences en géographie à Lyon 2 et spécialiste de la Syrie et du Moyen Orient
- Cannelle Lavite , Co-directrice du département entreprises et droits humains au ECCHR