La démission, mardi, de Claudine Gay, première femme noire à diriger Harvard, doit beaucoup à une campagne de pression organisée par les milieux ultra-conservateurs. Au centre de cette opération se trouve Christopher Rufo, un activiste qui veut bouter les libéraux hors du système éducatif américain.
C’est son heure de gloire. Aux États-Unis, Christopher Rufo semble omniprésent. Il s’exprime dans les pages opinions du Wall Street Journal, le grand quotidien économique américain, et est invité sur les principales chaînes ultra-conservatrices, telles que Fox News ou Newsmax.
Les médias plus traditionnels, du New York Times au Washington Post, insistent tous sur le rôle joué par cet activiste d’extrême droite dans la chute de Claudine Gay, qui a démissionné de son poste de directrice de la célèbre université de Harvard. Elle est la seconde dirigeante d’université à quitter son poste en un mois après Lizz Magill, qui était à la tête de l’université de Pennsylvanie jusqu'au 9 décembre.
SCAPLED: Harvard president Claudine Gay resigns. pic.twitter.com/Pnh0Gth0AS
— Christopher F. Rufo ⚔️ (@realchrisrufo) January 2, 2024Soupçons de plagiat et déclaration maladroite
Le site d’information Politico qualifie même Christopher Rufo de “cerveau de l’opération” visant à pousser à la démission la première femme noire de l’histoire à diriger Harvard.
Dans sa lettre de départ, Claudine Gay ne revient pas sur les accusations de plagiat dont elle a fait l’objet, mais insiste sur les “attaques personnelles et les menaces alimentés par le racisme” de certains de ses détracteurs. Sans les citer, elle fait ainsi référence au petit cercle d’activistes d’extrême droite qui s’est formé autour de Christopher Rufo pour la faire tomber.
En effet, la séquence médiatique qui a abouti à la démission de Claudine Gay semble avoir pour origine sa maladroite prestation devant le Congrès, le 5 décembre 2023. Elle avait alors été entendue dans le cadre d’une enquête parlementaire initiée par des élus républicains sur l’antisémitisme sur les campus américains après les attaques du Hamas sur le sol israélien le 7 octobre. La présidente de Harvard avait semblé suggérer que des “appels au génocide des juifs” pouvaient dans certains cas ne pas être contraire au règlement de l’université.
Cette déclaration, pour laquelle Claudine Gay s’était ensuite excusée, avait déclenché un tollé médiatique et poussé plusieurs riches donateurs de Harvard à menacer de ne plus soutenir financièrement l’université.
Pour Christopher Rufo et d’autres, le faux pas de Claudine Gay “a été l’ouverture tant attendu pour initier leur campagne contre un symbole de tout ce qui ne va pas à leurs yeux dans le système universitaire américain”, explique Thomas Gift, directeur du Centre d’études de la politique des États-Unis à l’University College de Londres.
C’est Christopher Rufo qui, avec le journaliste ultra-conservateur Christopher Brunet, a lancé le 10 décembre, sur Twitter, les accusations de plagiat à l’encontre de Claudine Gay. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase du ressentiment de certains riches donateurs, tels que le célèbre investisseur Bill Ackman. Ce dernier a “été la pièce maîtresse de la campagne de pression sur le conseil d’administration de Harvard”, souligne Thomas Gift.
Pour cet expert, la démission de Claudine Gay “est une victoire significative pour Christopher Rufo et ses acolytes qui démontre l’influence grandissante de ce petit cercle d’activistes”.
Un avant et un après Christopher Rufo
Une victoire d’autant plus éclatante pour Christopher Rufo, qui était encore totalement inconnu du grand public aux États-Unis il y a à peine quatre ans. Avant 2020, cet activiste de 38 ans tentait de se faire un nom dans les cercles de commentateurs d’extrême droite en fustigeant déjà sa bête noire : le système éducatif américain serait aux mains de dangereux gauchistes.
En septembre 2020, il est repéré par Tucker Carlson, alors présentateur vedette de la très influente chaîne ultra-conservatrice Fox News. Le célèbre roi de la provocation aux relents racistes a apprécié la dernière trouvaille de Christopher Rufo : la "critical race theory (CRT)" (théorie critique de la race).
Le jeune activiste veut en faire le nouveau cheval de bataille de la droite contre les libéraux à l’école. Pour le débat public autour de l’éducation aux États-Unis, il y a en effet eu un avant et un après le passage de Christopher Rufo dans l’émission de Tucker Carlson, raconte le New Yorker. Dans une longue enquête, le célèbre magazine détaille comment ce jeune activiste a réinventé le concept de CRT - jusque là confiné aux débats entre universitaires sur l’impact du racisme dans des domaines comme le droit ou la pédagogie - à l’aune de la guerre culturelle entre conservateurs et progressistes.
Avant septembre 2020, les articles sur ce concept se comptaient sur les doigts de la main. Leur nombre a ensuite explosé : “entre 2020 et 2023, il y a eu 25 000 articles qui ont évoqué cette question”, a calculé le site du magazine The New Republic.
“Sus à la Critical race theory” est devenu le nouveau cri de ralliement d’une partie des conservateurs, offrant à Christopher Rufo un début de célébrité médiatique. Il attire alors l’attention de certains responsables politiques très à droite, comme Ron DeSantis. Le gouverneur de Floride et futur candidat à l’investiture des républicains pour la présidentielle américaine recrute le jeune activiste en 2022 pour en faire l’un des artisans de son programme “anti-woke”.
L'homme qui murmurait à l'oreille de Ron DeSantis
Christopher Rufo est ainsi présenté comme l’un des maîtres à penser du “Stop-Woke Act”, une vaste réforme du système éducatif en Floride qui incite à censurer certains livres ou encore interdit d’aborder certaines questions liées au racisme aux États-Unis.
“Il est clair que Christophe Rufo est devenu très rapidement un ‘soldat de la guerre culturelle’ très influent à droite”, reconnaît Thomas Gift. Et la victoire contre Claudine Gay représente une consécration pour lui.
Tout à sa gloire, il a même détaillé à Politico son modus operandi en trois étapes : lancer une campagne d’attaque sur les réseaux sociaux, trouver des relais financiers puissants afin que les médias dits traditionnels soient obligés d’en parler et espérer que des responsables politiques du Parti républicain transforme l’essai au Congrès.
C’est ce qui s’est passé avec l’ex-directrice de Harvard. Cette victoire lui a même ouvert les portes des pages opinons du Wall Street Journal, démontrant que le trublion anti-woke, anti-CRT a désormais ses entrées dans le saint des saints médiatiques de l'establishment conservateur.
Mais Christopher Rufo ne compte pas s’arrêter là. Après la CRT, il s’est trouvé un nouvel ennemi : la “bureaucratie DEI” des universités (pour “Diversity, Equity, Inclusion”). Il s’agit de “tous les programmes qui favorisent la diversité et l’inclusivité à l’université tels que la discrimination positive”, résume Thomas Gift.
“Christopher Rufo affirme que les programmes DEI permettent aux forces progressistes d’empêcher la diversité des opinions sur les campus en excluant les idées conservatrices”, explique le politologue. L’activiste a d’ailleurs salué la chute de Claudine Gay comme une victoire sur la “bureaucratie DIE”. En décembre, Christopher Rufo écrivait ainsi que Claudine Gay avait été chargée par les libéraux (la gauche américaine) de bâtir un “empire DIE” à Harvard...
La prochaine cible de la chasse aux sorcières de Christopher Rufo et de ses alliés est Sally Kornbluth, la présidente du MIT, le célèbre Massachusetts Institute of Technology. Elle avait aussi été critiquée pour sa prestation lors de l’audition devant le Congrès le 5 décembre. Après la démission de Claudine Gay, l’investisseur Bill Ackman s’est ainsi empressé d’écrire sur X (dixit) : “Et tu Sally ?”.