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Guerre en Ukraine : "l'écran de fumée" de la neutralité sud-africaine peut-il tenir ?

Le commandant des forces terrestres sud-africaine s’est rendu lundi en Russie, quelques jours après que Washington a accusé l’Afrique du Sud d’avoir livré illégalement des armes à Moscou. Une succession d’événements qui souligne le positionnement très particulier du gouvernement de Cyril Ramaphosa depuis le début de la guerre en Ukraine.

Neutre mais pas trop ? Le positionnement sud-africain dans la guerre en Ukraine agite de plus en plus les chancelleries occidentales. Leur inquiétude n'a fait que croître depuis la présence d’un mystérieux navire russe dans un port militaire près du Cap, en décembre 2022, pour culminer cinq mois plus tard par la visite d’une délégation militaire sud-africaine à Moscou lundi 15 mai.

Lawrence Mbatha, le chef de l’armée de terre sud-africaine, a rencontré son homologue russe Oleg Salioukov au siège du commandement général russe à Moscou pour évoquer le renforcement de "la coopération militaire et de la mise en œuvre de projets visant à améliorer la préparation au combat des armées des deux pays", d’après le ministère russe des armées.

Un communiqué suffisamment vague pour mettre mal à l’aise les pays occidentaux, préoccupés de voir l’Afrique du Sud prendre activement le parti de la Russie dans la guerre en Ukraine, malgré la neutralité affichée par Pretoria.

Accusations américaines

L’armée sud-africaine s’est empressée d’assurer qu’il ne fallait pas surinterpréter cette visite. Elle était "planifiée de longue date", ont assuré les autorités militaires sud-africaines qui ont tenu à rappeler que le pays "envoyait régulièrement des délégations militaires dans différents pays pour discuter d’intérêts communs".

"Il est vrai que l’Afrique du Sud a l’habitude des échanges militaires avec la Russie et d’autres pays, mais là, il faut rappeler que ce déplacement a été maintenu alors même que les États-Unis ont officiellement accusé quelques jours auparavant le gouvernement sud-africain de fournir des armes à Moscou”, souligne Anurag Mishra, spécialiste des relations internationales à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d’experts des questions de sécurité internationale.

Jeudi 11 mai, Reuben Brigety, ambassadeur nord-américain en Afrique du Sud, s’était dit prêt à "parier sur sa vie" que Pretoria avait bien envoyé des armes à Moscou.

C’est là qu’entre en jeu un mystérieux navire russe ayant fait escale en Afrique du Sud fin 2022. Les armes dont parle l’ambassadeur américain auraient été embarquées le 8 décembre 2022 à bord du Lady R, un cargo appartenant à une entreprise russe inscrite sur la liste des sanctions américaines peu après le début de la guerre en Ukraine.

Les raisons du passage du Lady R dans le port de Simon’s Town n’ont jamais été totalement éclaircies. Le gouvernement du président Cyril Ramaphosa a longtemps agi comme s’il n’était pas au courant des détails de ce périple. Une position qui a suscité la colère des partis d’opposition et une certaine incrédulité de la part des pays occidentaux. Le port de Simon’s Town est en effet la principale base navale militaire d’Afrique du Sud et l’arrivée du Lady R avait été accompagnée d’un regain d’activité sur place difficile à ignorer.

Après des semaines de tergiversation, le gouvernement avait finalement assuré qu’il s’agissait d’une vieille commande de munitions russes pour les forces spéciales sud-africaines. Mais pour les États-Unis, le Lady R n’est pas reparti les cales vides. Washington assure détenir la preuve que le cargo a permis de transporter du matériel militaire pour l’armée russe.

Les alliés occidentaux de Kiev avaient aussi trouvé peu opportuns les exercices militaires communs des marines chinoise, russe et sud-africaine au large des côtes d’Afrique du sud presqu’un an jour pour jour après le début de la grande offensive russe en Ukraine.

Les visites de Vladimir Poutine

Autant de coins enfoncés "dans l’écran de fumée de neutralité que la diplomatie sud-africaine tente de maintenir depuis le début du conflit", note Anurag Mishra, qui a travaillé sur l’impact de la guerre en Ukraine sur les relations internationales.

Cyril Ramaphosa avait officiellement condamné l’entrée des troupes russes en Ukraine le 24 février 2022. "Il était logique qu’une démocratie libérale comme l’Afrique du Sud condamne la violation de la souveraineté nationale d’un État par un autre", note Anurag Mishra.

Mais hors de question pour Pretoria de voter à l’ONU en faveur des résolutions condamnant les agissements de l’armée russe. Là encore, rien d’étonnant pour qui connaît l’histoire de relations entre l’Afrique du Sud et la Russie.

"Pour Vladimir Poutine, il y a deux pays qui comptent particulièrement sur le continent africain : l’Égypte et l’Afrique du Sud. Tant qu’il a de bonnes relations avec les deux, il estime être capable de garder une influence sur le continent", estime Anurag Mishra.

Dans le cas de l’Afrique du Sud, le maître du Kremlin peut compter sur l’héritage de l’époque soviétique. L’URSS avait été l’un des principaux soutien de l’ANC de Nelson Mandela à l’époque du régime raciste de l’Apartheid. "Cela laisse des traces, et les vieux dirigeants de l’ANC comme Cyril Ramaphosa estiment qu’ils ont encore un certain devoir de loyauté envers le grand allié d’hier", assure Anurag Mishra.

D’autant plus que Vladimir Poutine a tout fait pour renforcer ces liens. L’Afrique du Sud est le seul pays africain au sud du Sahel dans lequel il s’est rendu (2006, 2013, 2018). Il y a aussi un projet de centrale nucléaire que Rosatom, l’agence russe de l’énergie atomique, veut construire sur place.

"La Russie est aussi importante pour la sécurité alimentaire sud-africaine", ajoute Anurag Mishra. En effet, une part importante du blé importé provient de Russie.

Enfin, l’ANC aurait un intérêt financier direct à garder de bonnes relations avec Moscou. Le parti de Cyril Ramaphosa a été accusé d’avoir été l’heureux bénéficiaire de généreuses contributions d’une société minière appartenant à Viktor Vekselberg, un entrepreneur russe proche de Vladimir Poutine.

Le choix de Pretoria

Pour autant, l’attitude pour le moins conciliante avec la Russie pourrait aussi coûter très cher à l’Afrique du Sud. "Plus de 15 milliards de dollars d’exportation vers les États-Unis sont en jeu", assure le Financial Times. "Le statut de l’Afrique du Sud sur la scène internationale pourrait également en pâtir. L’hypothèse de voir ce pays obtenir un jour un siège permanent au conseil de sécurité de l’Onu [une idée évoquée depuis une dizaine d’années, NDLR] pourrait devenir beaucoup moins probable", résume Anurag Mishra.

Mais pour lui, l’Afrique du Sud a commencé à prendre ses distances avec les États-Unis depuis plusieurs années déjà. "Économiquement, les Brics [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud] sont plus importants que les États-Unis pour Pretoria. Et diplomatiquement, le pays a toujours été en faveur d’un monde multipolaire et ne veut pas que les relations internationales soient dominées par Washington", estime Anurag Mishra.

La guerre en Ukraine pourrait ainsi servir à l’Afrique du Sud de tâter le terrain pour savoir ce qu’il lui en coûterait si elle tranchait en faveur de la Russie. Est-ce que la Chine serait prête à compenser la perte éventuelle de débouchés américains pour les exportations sud-africaines ? Est-ce que Moscou permettrait à Pretoria de croquer une part du gâteau énergétique russe ? À quel point les États-Unis pourraient-ils se montrer vindicatifs ?

C’est pour cela que Pretoria fait tout son possible pour maintenir ce qu’Anurag Mishra appelle "l’écran de fumée de la neutralité". Pretoria risque de devoir choisir bien plus ouvertement son camp si Vladimir Poutine décide de se rendre en août au sommet des pays des Brics en Afrique du Sud. En vertu d’un mandat d’arrêt international, les autorités locales pourraient alors l’arrêter.