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Cour suprême des États-Unis : Clarence Thomas, le "sage" aux multiples casseroles

Scandales à répétition – Des informations publiées jeudi par le site ProPublica révèlent les largesses dont Clarence Thomas, l’un des neuf "sages" de la Cour suprême américaine, a bénéficié de la part d’un important donateur du Parti républicain. Un écart de conduite parmi tant d’autres pour ce juge.

Il siège depuis 31 ans à la Cour suprême, ce qui en fait l’indiscutable doyen de la vénérable institution américaine. Clarence Thomas est aussi souvent présenté comme le plus conservateur d’un collège de juges déjà très à droite. Enfin, à 74 ans, il va peut-être entrer dans l’Histoire comme le "sage" traînant le plus de casseroles, après les révélations, jeudi 6 avril, du site ProPublica sur les décennies passées à voyager aux frais d’un riche donateur ultraconservateur.

Le magnat texan de l’immobilier Harlan Crow a fait voir beaucoup de pays à Clarence Thomas et son épouse en leur faisant profiter de ses yachts de luxe, de ses jets privés et en les logeant dans des palaces et autres hôtels généreusement étoilés, raconte ProPublica. Autant de vacances dont le juge n’a jamais fait état dans ses déclarations sur d’éventuels conflits d’intérêts.

À la suite de la publication de cette enquête, des élus démocrates comme Alexandria Ocasio-Cortez ont réclamé l’ouverture d’une procédure de destitution de ce juge honni par l’aile gauche du Parti démocrate.

L’onde de choc médiatique provoquée par les dernières révélations ne tient pas seulement au caractère "sans précédent dans l’histoire moderne de la Cour suprême" des faits énumérés par ProPublica. Cette nouvelle affaire apparaît aussi comme la proverbiale goutte d'eau qui ferait déborder le vase à scandales associés à Clarence Thomas. Car les controverses ont commencé bien avant 2023.

  • Scandales sexuels

Tout commence avec la nomination de Clarence Thomas à la Cour suprême en juillet 1991. Le président républicain de l’époque, Ronald Reagan, est déterminé à faire de ce jeune juge conservateur de 43 ans l’un des neuf "sages" du pays. Mais une professeure de droit ne l’entend pas de cette oreille. Anita Hill accuse en effet Clarence Thomas de harcèlement sexuel répété à son encontre dix ans plus tôt.

Elle témoigne même contre lui lors de l’audition destinée à valider la nomination de Clarence Thomas et passe, avec succès, un test au détecteur de mensonge. De son côté, le futur "sage" nie toute l’affaire, accusant des "libéraux [terme employé pour désigner la gauche en politique aux États-Unis, NDLR] blancs de bloquer la nomination d’un juge noir et conservateur".

Les sénateurs chargés de confirmer cette nomination finissent par rejeter les allégations d’Anita Hill. C’est un démocrate, un certain Joe Biden, qui annonce la nomination définitive de Clarence Thomas, après trois jours d’intenses débats.

Bien des années avant le scandale Harvey Weinstein, le témoignage d’Anita Hill initie le débat sur le harcèlement sexuel aux États-Unis. Des livres ont d'ailleurs été consacrés au combat de cette femme contre Clarence Thomas.

Anita Hill n'est pas la seule à s'être plainte du comportement du juge. En 2016, l’avocate Moira Smith affirme que vingt ans plus tôt, elle a subi des attouchements sexuels durant un dîner.

  • Scandales liés à sa femme

Ginni Thomas est probablement encore plus controversée que son mari. Conspirationniste convaincue et ardente fan de Donald Trump, elle représente une anomalie dans l’histoire institutionnelle américaine. "Il n’y a jamais eu, depuis la fondation des États-Unis, un conjoint de juge à la Cour suprême qui a été aussi ouvertement activiste politique", assure le New York Times dans une enquête consacrée à l’ascension politique du couple Thomas.

Et ce militantisme a mis plus d’une fois le juge dans une position délicate. Clarence Thomas a tout d’abord "oublié" de déclarer les revenus que de puissants cercles de réflexion conservateurs versaient à sa femme. Il a ainsi omis de rendre public le versement de 680 000 dollars payés à Ginni Thomas entre 2003 et 2007 par la Heritage Foundation, un institut influençant le camp conservateur depuis les années Reagan.

En 2011, sous pression des médias, Clarence Thomas met à jour ses déclarations financières et y inclut les revenus touchés par sa femme… depuis 20 ans.

Le juge a toujours soutenu que le militantisme de sa très active moitié n’avait jamais eu le moindre impact sur son travail – une affirmation remise en question par les médias et le Parti démocrate durant la présidence de Barack Obama (2009-2017). En effet, Clarence Thomas a été soupçonné de parti pris en 2012 lorsque la Cour suprême a examiné la constitutionnalité de l’"Obamacare", la vaste réforme de la protection sociale.

Deux ans plus tôt, Ginni Thomas avait en effet fondé une organisation baptisée Liberty Central dont la seule raison d’être était de lutter contre l’Obamacare. En raison du risque de conflit d’intérêts, des élus démocrates avaient demandé à Clarence Thomas de ne pas participer à l’examen par la Cour suprême de cette très importante réforme du premier mandat de Barack Obama. Une requête ignorée par le juge, qui a voté contre la réforme, pourtant validée par la Cour suprême à une courte majorité (cinq pour, quatre contre).

Bis repetita en 2020. Alors que Ginni Thomas a été l’une des figures centrales du mouvement conspirationniste contestant la victoire de Joe Biden face à Donald Trump, Clarence Thomas n’a pas annoncé qu’il se récuserait si la Cour suprême avait à statuer sur la légalité du résultat de la présidentielle de 2020. Pourtant, 52 % des Américains estimaient qu’il devrait s’abstenir de se prononcer sur cette question si la Cour suprême venait à en être saisie, d’après un sondage réalisé en 2022.

  • Scandales liés à des riches donateurs

Les révélations de ProPublica viennent s’ajouter à une longue histoire de relations troubles entre Clarence Thomas et de riches entrepreneurs proches du Parti républicain.

Déjà en 2011, le site The Atlantic publiait un article intitulé "Une brève histoire des errements éthiques de Clarence Thomas". Il était alors essentiellement question des frères Koch, ces multimilliardaires qui ont passé plusieurs décennies à jouer le rôle de faiseurs de rois du Parti républicain.

Common Cause, une association de lutte pour la transparence en politique, avait demandé au ministère de la Justice d’enquêter sur un séminaire d’éminents membres du Parti républicain – tous frais payés par les frères Koch – durant lequel Clarence Thomas avait prononcé un discours.

À cette époque, il était aussi déjà question du magnat de l’immobilier Harlan Crow. Mais pas pour des vacances de luxe. Le richissime donateur du Parti républicain avait dépensé des millions de dollars pour rénover une conserverie où la mère de Clarence Thomas avait travaillé. Harlan Crow y avait même fait construire un musée, "un projet auquel tenait beaucoup" le juge suprême.

Le Los Angeles Times s’est intéressé de plus près à l’amitié entre Clarence Thomas et Harlan Crow. C’est d’ailleurs à la suite de plusieurs articles publiés en 2014 faisant état des voyages payés par l’homme d’affaires au juge que ce dernier a arrêté de les déclarer.

L’enquête de ProPublica confirme que les largesses d’Harlan Crow pour le couple Thomas n’ont jamais cessé.

Le problème est qu’il n’existe aucun moyen de contrôler les faits et gestes des juges de la Cour suprême. Ces derniers assurent se soumettre volontairement au même code de conduite imposé aux juges fédéraux et jugent inutile d’élaborer des règles spécifiques. Pour les médias américains, l’affaire Clarence Thomas prouve qu’il est peut-être temps d’instaurer des règles éthiques pour les neuf "sages".