Le Royaume-Uni s’est engagé à livrer des obus à uranium appauvri pour les chars utilisés par les Ukrainiens. Ces munitions sont depuis toujours controversées car elles contiennent des matériaux radioactifs, ce que Moscou n’a pas manqué de souligner. Mais elles sont aussi de redoutables "tueuses de blindés".
Vladimir Poutine a sauté sur l’occasion pour jouer la carte de l’escalade nucléaire. Le président russe a mis en garde le Royaume-Uni, mardi 21 mars, contre la livraison à l’Ukraine d’un nouveau type d’obus controversé qui "obligerait la Russie à répondre en conséquence".
Pour le maître du Kremlin, la fourniture, confirmée par Londres, de munitions à uranium appauvri reviendrait à faire entrer sur le champ de bataille des "armes à composants nucléaires".
De l'Allemagne nazie à la guerre en Yougoslavie
Le gouvernement britannique a crié à la "désinformation russe", soulignant que l’armée britannique utilise ces obus "depuis des décennies" en toute légalité. Londres estime qu’elles sont autorisées au titre de l’article 36 sur les "nouvelles armes" du protocole additionnel de 1977 à la Convention de Genève de 1949.
Washington a apporté jeudi son soutien à l’initiative britannique, assurant qu’il "n’y avait pas de risque radioactif [avec ces obus, NDLR] et qu’on était à des kilomètres d’une escalade nucléaire".
En réalité, il s’agit de munitions fabriquées à partir des restes du processus d’enrichissement de l’uranium dans l’industrie nucléaire civile. Il est dit "appauvri" car il contient moins d’isotopes et qu’il est, aussi, moins radioactif que l’uranium enrichi, soulignent les nombreuses études menées sur ces obus.
Néanmoins, "il est clair que l’envoi de ce type d’obus à Kiev va fournir des arguments à tous ceux qui se font l’écho du narratif russe sur les responsabilités de l’Occident dans l’aggravation du conflit", assure Jeff Hawn, spécialiste de la guerre en Ukraine et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Car ce type d’obus a mauvaise presse depuis des décennies, et les controverses scientifiques sur la dangerosité de l’exposition à ces radiations "n’ont jamais été définitivement tranchées", ajoute l’expert américain.
Les obus à uranium appauvri servent essentiellement de "munitions aux chars contre des véhicules blindés ennemis", souligne Jeff Hawn. L’idée d’utiliser cette matière radioactive pour fabriquer des munitions remonte à l’Allemagne nazie. En 1943, le ministre de l’Armement, Albert Speer, veut s’en servir pour pallier la pénurie de tungstène, qui est le matériau traditionnel pour les obus de char. Mais l’histoire ne dit pas si le IIIe Reich y a effectivement eu recours.
Les Américains vont ensuite s’emparer du concept pour mettre au point des armes "tueuses de chars russes" dans les années 1960. "Les États-Unis voulaient avoir les armements les plus efficaces possibles en cas de combats en Europe contre des blindés soviétiques", rappelle Jeff Hawn.
"Très inflammable"
L’uranium appauvri dispose d’une qualité idéale contre les tanks : "C’est un matériau très dense, ce qui lui procure une puissance de perforation importante, très utile pour venir à bout des blindages", souligne le ministère américain de la Défense.
Son avantage par rapport à d’autres matériaux très denses – comme le tungstène – est qu’"il est aussi très inflammable", ajoute Jeff Hawn. Concrètement, ces obus pénètrent sans trop de problèmes dans l’habitacle du char visé, où ils vont chauffer. Et "la proximité du carburant aboutit généralement à l’explosion du char", détaille ce spécialiste militaire.
Son principal inconvénient ? L’uranium, même appauvri, reste toxique. C’est pourquoi, même si plusieurs pays ont fabriqué ces obus – France, Royaume-Uni, États-Unis, Chine, Pakistan, Russie –, rares sont ceux qui les ont officiellement utilisés. "La plupart des États considèrent que l’avantage que ces obus procurent par rapport aux munitions au tungstène est contrebalancé par le fait que ces munitions sont politiquement toxiques car associées à la radioactivité et aux armes nucléaires", note Jeff Hawn.
En fait, seuls les États-Unis et le Royaume-Uni y ont ouvertement eu recours durant la première guerre du Golfe en 1990 et pendant la guerre de Yougoslavie (1991-2001). Depuis, les études scientifiques se sont multipliées pour tenter d'évaluer leur nocivité pour la santé.
À elle seule, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a produit des rapports sur cette question en 2008, 2010, 2012 et 2014. En 2001, la Royal Society britannique en a publié un autre de plus de 300 pages qui a longtemps fait autorité, et divers articles scientifiques ont tenté d’analyser le risque que représentent ces munitions pour la santé.
Risque minime pour la santé ?
Les recherches se sont d’abord concentrées sur les risques encourus par les soldats qui manipulaient ces armes. Par la suite, d’autres études ont voulu comprendre si la pollution environnementale causée par les radiations était dangereuse sur le long terme pour la santé des populations locales. En Irak, par exemple, des études ont cherché, sans succès, à établir si la hausse des cas de cancer constatée dans certaines régions pouvait être attribuée à l’utilisation d’obus à uranium appauvri par l’armée américaine en 1991.
Le risque est double. En premier lieu, les débris de ces obus restent radioactifs et, potentiellement, dangereux en cas de contact prolongé. Ensuite, lors de l’impact avec la cible, ces munitions dégagent une poussière radioactive qui va contaminer l’environnement. Les sols et les nappes phréatiques peuvent ainsi être pollués, ce qui peut entraîner une contamination des populations locales par ingestion, note le rapport de la Royal Society.
Les États-Unis et le Royaume-Uni affirment depuis des années que les effets sur la santé sont minimes. La Royal Society britannique a conclu que le risque de développer un cancer des poumons était peut-être un peu plus élevé... mais uniquement en cas d'exposition directe et pendant une longue période à ces munitions.
Malgré un corpus scientifique conséquent, l’ONU estime pour sa part qu’il faut continuer à évaluer les effets sur la santé de ces armes, tout en soulignant qu'aucune preuve d’un risque "significatif" pour la santé n’a pu être apportée à ce jour.
Il n’empêche que "l’utilisation de ces munitions en Ukraine va forcément entraîner une pollution de l’environnement pour des décennies", note Jeff Hawn. Dans ces conditions, le recours à ces obus est-il réellement nécessaire alors que la Russie a déjà perdu une part non négligeable de ses chars ?
Pour Jeff Hawn, la décision britannique est malgré tout justifiée. D’abord "parce qu’il y a une pénurie de munitions et que ces obus, qui traînaient dans les stocks, peuvent être utilisés par les principaux modèles de chars dont dispose l’armée ukrainienne", affirme-t-il. Elles permettent aussi de tirer de plus loin que la plupart des autres obus pour char. "Plus les Ukrainiens peuvent tirer de loin, plus cela permet de rester à l’abri et protéger les soldats, ce qui pour une armée qui reste en infériorité numérique est essentiel", conclut Jeff Hawn. Et ce pourrait être la principale raison de la vive réaction russe : Moscou est peut-être moins inquiet de l’utilisation d’armes plus ou moins toxiques que de l’arrivée de munitions procurant un nouvel avantage à son adversaire ukrainien.