Reportage de notre envoyé spécial à Odessa – Station balnéaire au riche passé multiculturel, Odessa était il y a un an un objectif de l’"opération spéciale" menée par la Russie en Ukraine. Bombardée, la ville organisa sa défense et le maire, à la réputation sulfureuse, se transforma en un patriote ukrainien intransigeant. Longtemps chérie par les Russes, elle vit désormais au rythme des pénuries d’électricité. Avec son port au ralenti, la ville souffre et résiste en attendant des jours meilleurs. Reportage
En ce matin d'hiver du mois de février, quelques rayons de soleil réchauffent un peu la plage de Langeron, dans le centre-ville d'Odessa. Face à la mer Noire, quelques promeneurs dégustent leur café. Yuri, un homme d'une cinquantaine d'années, est plus que jamais fataliste. "Ma fille est partie en Pologne. Avec ma femme, nous sommes restés. Ici c'est calme en comparaison de ce qu'il se passe dans l'est de l'Ukraine. Nous travaillons quand il y a du travail, sinon, nous restons à la maison. Nous avons l'impression de survivre", raconte-t-il en regardant les mouettes.
Sur le front de mer, les restaurants, spa et autres attractions touristiques sont presque tous déserts. Quelques soldats ukrainiens patrouillent dans le froid et la lumière hivernale. D'autres uniformes sont visibles mais il s'agit de soldats en permission. Au bout d'une jetée, Maxim paraît gigantesque aux côtés d'Anna, sa petite amie. Il se bat sur le front, du côté de Kherson, et profite de trois jours de permission. Il ne peut en dire plus. La guerre s'est installée, à Odessa comme partout en Ukraine.
"Avant la guerre, les gens d'Odessa ne s'intéressaient pas beaucoup à la politique", estime Olena Rotari, une journaliste indépendante d'Odessa. Dans les jours qui ont suivi l'invasion russe, j'ai vu des gens préparer des cocktails Molotov, remplir des sacs de sable et s'organiser. Quand nous avons appris que Kherson (à 200 km d'Odessa NDLR) était occupée, nous avons eu peur. Mais je me suis dit qu'avec cette mobilisation, Odessa ne tomberait pas."
Un an après, la ville n'est pas tombée, mais depuis deux mois, chaque soir, la ville est plongée dans le noir suite à une attaque de "drones kamikazes" lancée par la Russie le 10 décembre 2022.
Un quotidien rythmé par les coupures d'électricité
Maria habite au 12e étage d'un immeuble récent avec vue sur la baie d'Odessa. Avec son mari, ils cuisinent désormais sur un réchaud à gaz et s'adaptent à un nouveau rythme de vie : 3 heures de courant, puis 6 heures de coupure et ainsi de suite. Une batterie de voiture et un régulateur leur permettent de charger les portables, avoir un peu d'eau chaude, Internet et de s'éclairer. Le chauffage central fonctionne lui à plein. Une chance, ce n'est pas le cas de nombreux habitants d'Odessa, qui compte un million d'âmes.
Fille de militaire, Maria a rejoint ses parents en Italie avec ses deux jeunes enfants au début de la guerre. Elle y est restée 6 mois et est revenue, rassurée par les succès militaires de l'Ukraine. "Odessa est ma ville, c'est le meilleur endroit au monde", dit-elle. "Avec la guerre, nous sommes devenus beaucoup plus patriotes. Nous sommes plus unis. Désormais, c'est tous pour un, un pour tous. C'est un gros changement de mentalité ici."
Le maire d'Odessa est devenu lui aussi un grand patriote, ce dont beaucoup doutaient. "Au tout début de la guerre, pendant 4 ou 5 jours, j'étais très inquiète pour Odessa parce que le maire ne faisait aucune déclaration publique sur la situation et la réponse à apporter", explique la journaliste Olena Rotari. "J'ai été très surprise quand il a annoncé qu'il se battrait contre l'invasion russe et pour l'Ukraine".
Le maire et son passé encombrant
Les doutes de la journaliste, partagés par nombre d'Ukrainiens, sont nés du parcours et du positionnement politique de cet ancien capitaine des forces armées de la défunte URSS (entre 1986 et 1992). Âgé de 58 ans, Gennadiy Trukhanov a longtemps été perçu comme une personnalité prorusse en Ukraine. En 2014, il appartenait au Parti des régions, la formation politique qui soutenait Viktor Ianoukovitch, l'ex-président ukrainien (2010-2014) qui souhaitait se rapprocher de la Russie avant d'être renversé par la révolution de Maïdan.
Depuis son bureau surplombant le port d'Odessa, le maire s'agace des questions concernant son passé. Quand on lui rappelle qu'il n'a pas objecté à l'annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, il répond avec froideur et défiance qu'"un vote du parlement de Crimée l'a approuvé. On me dit que c'était sous la menace de 100 ou 200 soldats russes armés, mais ce n'est pas beaucoup. Pourquoi n'ont-ils rien fait, pourquoi n'ont-ils pas défendu la Crimée comme nous défendons aujourd'hui notre pays ?".
Depuis son élection à la mairie d'Odessa en 2014, Gennadiy Trukhanov a également été mis en cause dans plusieurs affaires de corruption et d'association avec des groupes mafieux. Il n'a cependant jamais été condamné par les tribunaux, mais le soupçon demeure. "Encore aujourd'hui, comme beaucoup de personnes de la société civile à Odessa, je ne fais pas confiance à Trukhanov, et je doute qu'il soit devenu un patriote ukrainien. Dans le passé, nous avons vu ses convictions changer. Il a soutenu le président Viktor Ianoukovitch, puis le président Porochenko, et quand une enquête pour corruption a été ouverte contre lui, il est devenu un supporter de Zelensky. Je pense que si les soldats russes étaient arrivés jusqu'ici, il serait devenu un supporter de Poutine. Il change de pavillon constamment, en fonction de ses intérêts du moment", estime Olena Rotari.
À ces critiques, le maire répond : "il est vrai que je suis russophone, comme 90 % des gens d'Odessa, c'est un produit de l'Histoire. Mais je suis certain que dans le futur, on parlera ici ukrainien, mes petits enfants le parleront parce que c'est ainsi".
La langue ukrainienne s'impose
De retour de Paris, où il a obtenu l'inscription du centre historique d'Odessa au patrimoine mondial en péril de l'Unesco, Gennadiy Trukhanov s'agace aussi que l'on considère sa ville comme un bastion pro-russe en Ukraine. "C'est vrai que la culture russe est très présente ici, mais Odessa est une ville européenne. Le premier gouverneur de la ville fut le Duc de Richelieu (en 1803 NDLR), beaucoup de nos monuments ont été créés par des Italiens… mais c'est vrai que dans les premiers mois de la guerre, c'était difficile pour les gens de ma génération, qui sont nés ou qui ont grandi au temps de l'Union soviétique, d'admettre que la Russie nous bombarde à coup de missiles. C'était difficile à comprendre mais nous avons changé".
Avec ce conflit, Odessa semble définitivement tourner le dos à la Russie, le pays frère qui lui a déclaré une guerre cruelle et sans pitié. C'est ce qu'observe Violetta Diduk, une guide touristique de la ville. "Il y a un an, on n'entendait personne parler ukrainien dans la rue, c'était très rare, maintenant on l'entend de plus en plus. D'ailleurs, ce sont les russophones qui sont souvent devenus les plus antirusses. Moi je suis en colère, mais les jeunes c'est encore pire, je n'ai pas de mots pour décrire ce qu'ils ressentent. Ils ne veulent plus écouter de la musique russe ou regarder des films russes. Ils sont beaucoup plus radicaux que les anciens".
Un an après l'invasion russe de février 2022, à l'image de la plupart des Ukrainiens, sa vie est bouleversée. Les touristes se sont évaporés, certains de ses proches ont été mobilisés et elle vit désormais avec ses parents, son compagnon et son fils dans un même appartement qui "dieu merci" possède un générateur électrique. Les récits des exactions commises par les forces russes dans la ville voisine de Kherson l'ont glacée. "J'étais une romantique et j'ai découvert la peur", nous a-t-elle confié.
"Il y a encore des gens qui disent qu'Odessa est une ville russe", explique la guide. "Ils répètent la propagande russe, surtout les vieux. Il y en a même qui disent qu'il n'y a pas de guerre, que c'est une invention de la télévision. Mais beaucoup de gens ont changé d'opinion concernant la Russie. Ma mère avait un voisin qui lui disait que les Russes sont nos amis. Après le 24 février, il lui a demandé pardon".
Avant la guerre, elle commençait ses visites en rappelant qu'Odessa n'est pas née avec sa conquête par Catherine II de Russie en 1794. Que sa grandeur et sa richesse se sont construites autour de son port et de son cosmopolitisme et que la véritable religion d'Odessa n'est autre que le commerce. Bien avant les Russes, les Grecs, les Romains puis les Ottomans s'étaient intéressés à ce site, favorable à l'établissement d'un port en eaux profondes, bien protégé des vents et de la glace en hiver.
Le port d'Odessa sous le diktat de Moscou
Au cours des siècles, cette situation privilégiée sur les rivages de la mer Noire a fait d'Odessa le port le plus important d'Ukraine. Mais depuis le 24 février, le pays a perdu tout débouché maritime, les navires de guerre russes interdisant la navigation commerciale à destination et en provenance d'Ukraine. "Sur les 18 ports que comptait l'Ukraine avant 2014, elle n'en contrôle plus que 9, dont 3 sur le Danube" explique Dmytro Barinov. "En 2021, 140 millions de tonnes de marchandises transitaient par nos ports", ajoute le vice-président de l'Autorité des ports maritimes d'Ukraine.
Pour la cité portuaire, le blocus est une catastrophe de plus. Il y a un an, une centaine de navires et des millions de tonnes de céréales étaient bloqués à quai. Les 1 000 employés du port conservent alors leurs emplois mais les salaires sont diminués des trois-quart "afin de pouvoir tenir sur la durée" explique Dmytro Barinov.
Le 22 juillet 2022, un accord sur les céréales est signé à Istanbul entre l'Ukraine, l'ONU, la Turquie et la Russie. Elle prévoit la mise en place de corridors sécurisés en mer Noire pour des cargaisons de céréales et des procédures d'inspection par les quatre parties signataires de l'accord. Renouvelé le 2 novembre, l'accord a mis fin au blocus maritime total de l'Ukraine.
"Quand l'accord sur le grain a été signé, quand les navires ont recommencé à aller et venir, à payer les taxes, le travail a repris", reprend l'ex-capitaine de la marine marchande ukrainienne. Mais une immense queue de bateaux s'est peu à peu formée sur la mer Noire. "Actuellement, il y a 117 navires qui veulent entrer dans nos eaux et à peu près 20 autres qui veulent en sortir. C'est la Russie qui est responsable de cette situation, car nous avons besoin d'au moins 20 inspections par jour et les Russes n'acceptent d'en faire que 4 ou 5 ! Ils ne veulent pas inspecter seulement la cargaison et le registre de l'équipage mais aussi les équipements du bateau et plein d'autres choses…".
Ainsi, c'est désormais Moscou qui dicte le niveau d'activités du port d'Odessa. En jouant sur les temps d'inspection, la Russie détermine le volume de marchandises que peut commercialiser l'Ukraine. Depuis le premier chargement, le 1er août, "nous avons pu exporter 19 millions de tonnes de produits agricoles. Si ce corridor et les inspections fonctionnaient correctement, nous aurions pu exporter 29 millions de tonnes", affirme Dmytro Barinov.
Les plages, les rêves et les mines
Ces derniers mois, depuis la plage de Langeron, Olena, la journaliste, n'a pas souvent aperçu sur l'eau la silhouette d'un cargo. De plus, le port, situé juste en dessous de la vieille ville, est désormais sous le contrôle de l'armée.
"Les autorités militaires ont restreint l'accès au front de mer d'Odessa après l'offensive russe de février. Mais les habitants d'Odessa aiment la liberté et n'aiment pas suivre les règles. Malheureusement, des gens ont été tués sur les plages. En se promenant, ils ont sauté sur des mines. Nous sommes en guerre, nous devons nous plier à ces règles, c'est comme ça." explique-t-elle.
Si contempler les flots sur la mer Noire peut faire oublier un peu les pénuries et offrir quelques moments de rêveries, les réalités de la guerre semblent s'être substituées à l'horizon. "Il y a beaucoup de gens à Odessa qui sont traumatisés par la guerre, notamment les déplacés, ceux qui ont fuient la torture et les viols dans les zones occupées par les Russes. Et eux, ce n'est pas la vision de la mer qui va les apaiser ou les réconforter".
Quant aux Russes, qui ont si longtemps chéri la riche histoire et les charmes d'Odessa, ils ne sont pas prêts de pouvoir y revenir.