Le front de la guerre en Ukraine a beaucoup évolué depuis un an. On est passé d'une invasion censée permettre aux Russes de prendre rapidement Kiev à un conflit long, aux allures de guerre de tranchées. Derrière ce changement de physionomie, plusieurs grandes batailles qui ont marqué cette première année d'un conflit sanglant au cœur de l'Europe.

Le 24 février 2022, l'armée russe partait à l'assaut de Kiev avec l'intention d'en finir rapidement. Un an plus tard, le conflit s'est enlisé et l'Ukraine – soutenue militairement par l'Occident – a même réussi à reprendre certains des territoires conquis par la Russie au début de la guerre.
L'échec russe à atteindre ses objectifs initiaux ne s'est pas fait en un jour. France 24 a demandé leur avis à deux experts militaires – Gustav Gressel, spécialiste des questions militaires russes au Conseil européen des relations internationales basé à Berlin, et Sim Tack, un analyste militaire pour Forces Analysis, une société de surveillance des conflits – sur les principales batailles qui ont amené les forces en présence à la situation actuelle.

Au début du conflit, les observateurs estimaient que "la probabilité d'une victoire rapide de la Russie dépendrait de son contrôle des airs et de la manière dont elle réussirait à l'exploiter", rappelle Gustav Gressel.
Mais Moscou a échoué à s'imposer dans le ciel, un échec aux "conséquences significatives sur le reste du conflit", affirme l'expert allemand.
Les Russes avaient pourtant bien suivi la première règle pour obtenir la domination des airs : utiliser un brouillage électronique intensif pour aveugler les défenses anti-aériennes ukrainiennes afin de faciliter le bombardement de cibles comme les bases aériennes ou les dispositifs de défense. Mais "ils ont été négligents dans le suivi des bombardements et ne se sont pas rendu compte qu'ils avaient, certes, fait beaucoup de dégâts, mais peu de destruction", note Gustav Gressel.
Les Russes ont ensuite été trop pressés : ils ont envoyé les troupes au sol alors que la campagne des airs n'était pas encore achevée. "Pour permettre l'invasion terrestre, ils ont dû arrêter de brouiller les dispositifs électriques afin de ne pas empêcher leurs troupes de communiquer entre elles", souligne Gustav Gressel. Résultat : les forces ukrainiennes ont pu se reprendre et réorganiser leurs défenses anti-aériennes.

L'armée russe a cherché à prendre son adversaire de vitesse en se dirigeant sur la capitale ukrainienne dès le 24 février.
L'échec de cette stratégie a démontré "la capacité des Ukrainiens à organiser une défense efficace rapidement, même lorsqu'ils sont pris par surprise", assure Sim Tack.
Symbole de cette bataille de Kiev, l'effort russe pour prendre l'aéroport d'Antonov (ou Hostomel) dès le 24 février. "Ils ont envoyé des forces spéciales par hélicoptère qui devaient être rejointes par des avions de transport traditionnel, puis soutenues par les unités motorisées russes qui venaient de Biélorussie", détaille Gustav Gressel.
Mais les Ukrainiens ont réussi à repousser les avions de transport, laissant isolées les troupes arrivées par hélicoptère. "Les chars étaient rapides, mais pas suffisamment pour rejoindre ces unités à temps", affirme Gustav Gressel.

L'échec de la Russie à passer le fleuve Boug méridional à Voznessensk, au nord-ouest de Kherson et Mykolaïv, pour se diriger vers le Sud a "marqué la fin de l'espoir russe de prendre Odessa", affirme Sim Tack.
Les forces russes avaient déjà tenté, en vain, de franchir ce fleuve à Mykolaïv. Ils se sont donc précipités vers le Nord dans l'espoir d'y parvenir dans une ville moins grande et peut-être moins bien défendue comme Voznessensk.
"La Russie a tenté de copier l'approche adoptée en 2003 par les forces américaines en Irak : envoyer des petites unités en avant pour prendre rapidement les territoires visées", note Sim Tack. Mais ils n'avaient pas le même soutien aérien que les Américains, ce qui a considérablement facilité la défense ukrainienne. "Cette stratégie russe a surtout eu pour conséquence d'étirer l'armée russe, donnant ainsi plus de temps aux troupes ukrainiennes pour s'organiser entre deux vagues d'assaut", explique Sim Tack.

À une quarantaine de kilomètres de la frontière avec la Russie, la ville de Kharkiv représente un très important verrou à faire sauter pour Moscou. "C'est une ville essentielle à prendre pour avoir accès rapidement à de larges zones du centre de l'Ukraine", explique Sim Tack.
C'est pourquoi les Russes ont tenté de la capturer dès le 24 février. Mais, là encore, la défense ukrainienne a tenu bon, pendant des mois et malgré une intense campagne de bombardements aériens russes.
"Cette bataille a prouvé que l'armée russe avait du mal en milieu urbain, surtout dans des grandes villes comme Kharkiv. À leur décharge, c'est l'un des environnements de combats les plus compliqués et même les États-Unis n'ont pas trouvé de solution miracle pour les batailles en ville", souligne Sim Tack.
L'échec russe est d'autant plus marquant que Moscou avait dépêché à Kharkiv "certaines de ses unités d'élite qui allaient dorénavant manquer ailleurs sur le front", affirme Sim Tack.

La ville portuaire de Marioupol, au sud de Donetsk, était une prise de choix pour la Russie. "Son contrôle a permis à la Russie de créer une continuité entre la région du Donbass et celle de Kherson qui était occupée", note Sim Tack.
La bataille pour Marioupol a pris beaucoup plus de temps que prévu par Moscou. Les Russes ont commencé par occuper le port, puis ils sont remontés vers le centre-ville et ont dû ensuite détruire les poches de résistance les unes après les autres.
Symbole ce combat sans merci : le siège de l'usine Azovstal où s'étaient retranchés les derniers combattants ukrainiens. Un ultime acte de cette bataille suivi par le monde entier.
"C'est à Marioupol que la Russie a débuté sa stratégie de bombardements intensifs des villes lorsqu'une offensive d'infanterie ne suffisait pas", explique Sim Tack.

Les affrontements pour le contrôle du fleuve Donets sont "la grande bataille qui a défini le cours de la guerre", assure Sim Tack. Ils constituaient une importante ligne de défense naturelle entre le nord de l'Ukraine et les régions plus au sud.
Les tentatives infructueuses de traverser le cours d'eau, que ce soit à Izioum durant le mois de mars, puis à divers autres points de passage entre cette ville, située au sud de Kharkiv, et Lyssytchansk, ont beaucoup contribué à l'enlisement du front.
C'est à partir de ce moment-là que le conflit ukrainien a davantage pris l'allure d'une guerre de position plutôt que de mouvement.
Ces échecs répétés des Russes ont également rappelé "la force de la géographie. Même avec les équipements propres à un conflit moderne, le franchissement d'un fleuve demeure une opération très complexe, exigeant une coordination parfaite", souligne Sim Tack. Les Russes l'ont appris à leur dépens et ont perdu un nombre important d'hommes et d'équipement à l'occasion de ces tentatives de traversées.

Les violents affrontements qui ont débuté autour de la ville de Popasna, en mars, illustrent le modus operandi de l'armée russe après la première vague de grandes manœuvres du début de la guerre. "C'est typique de la stratégie du fer de lance pour percer les défenses adverses", résume Gustav Gressel.
Pour avancer, "l'artillerie russe fournit une puissance de feu considérable afin de casser les lignes de défense et d'ouvrir la voie à l'infanterie", explique l'expert allemand.
À Popasna, les Ukrainiens ont eu du mal à contrer cette stratégie, mais les problèmes de coordination de l'armée russe "ont fait que cette percée ne s'est pas concrétisée par un important changement de la ligne de front, car l'infanterie n'a pas suivi assez rapidement", ajoute Gustav Gressel.
Cette bataille "définit encore aujourd'hui la dynamique de la guerre car c'est elle qui a ouvert la voie vers Bakhmout aux Russes", précise Sim Tack.

"C'est une illustration parfaite d'une utilisation optimale de ressources limitées pour obtenir un avantage", note Gustav Gressel.
L'Ukraine, en infériorité numérique et dépendant à près de 100 % du matériel militaire fourni par l'Occident, a réussi à monter une contre-offensive autour de Kharkiv qui a eu pour conséquence de mettre Moscou "dans la situation très délicate d'avoir à choisir entre reconnaître que la guerre était perdue ou décider d'une mobilisation militaire", résume Gustav Gressel. Le 21 septembre, le président russe Vladimir Poutine annonce ainsi la mobilisation partielle des civils réservistes.
Kiev a commencé par faire croire qu'une opération majeure se préparait autour de Kherson, poussant la Russie à y réaffecter une partie de ses troupes. Dès que la ligne de défense russe "s'est ainsi retrouvée trop étirée, l'armée ukrainienne a frappé au niveau de Kharkiv", note Sim Tack.
