Il est aux Russes ce que le Père Lachaise est aux Français. Avec plus de 5 200 tombes orthodoxes, le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris, constitue la plus grande nécropole russe à l’étranger. Un patrimoine qui se dégrade de plus en plus et n’accueille plus ses touristes russes, quasiment absents depuis le Covid-19 et la guerre en Ukraine. Reportage.
Sous un ciel gris, en cette matinée d’hiver, il n'y a pratiquement personne dans les allées du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois. Le mercure affiche quatre degrés. Le cimetière communal de cette ville, située à une vingtaine de kilomètres au sud de Paris, n’est pas vraiment comme les autres. Quelque 5 220 sépultures russes y sont accueillies, faisant de ce cimetière la plus vaste nécropole russe au monde, en dehors de la mère patrie.
Béret vissé sur la tête, blouson fermé jusqu’au cou, Nicolas Lopoukhine déambule dans ce lieu qu’il connaît par cœur."Les gens qui sont enterrés ici ont fait aimer la Russie aux Français", affirme-t-il fièrement en pointant du doigt la tombe d’Ivan Bounine, premier Russe à avoir obtenu le prix Nobel de littérature, en 1933. D’autres personnalités reposent en ces lieux : le danseur Rudolf Noureev ou le cinéaste Andreï Tarkovski. Président du Comité d’entretien des sépultures orthodoxes russes (Cesor) du cimetière, Nicolas Lopoukhine est lui-même d’origine russe.
Tour Eiffel et cimetière russe
Après l'instauration du pouvoir bolchévique en 1917, environ deux millions de Russes blancs, comme les arrière-grands-parents de Nicolas Lopoukhine, ont fui leur pays. Nobles, militaires, intellectuels, hommes d’Église... Les opposants à la Russie soviétique, connus ou anonymes, ont été quelques centaines de milliers à s’installer en Île-de-France. Un choix motivé par la proximité culturelle entre l’Hexagone et la Russie à l’époque.
L'origine du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois remonte à 1927, lorsqu’est fondée une maison de retraite pour réfugiés russes dans la commune. Une riche mécène britannique, Dorothy Paget, finance la création de ce lieu appelé "la Maison russe", placé sous la direction de son amie, la princesse Vera Mestchersky. Au fil des années, la municipalité décide d’aménager un carré russe dans le cimetière pour accueillir les pensionnaires décédés."Les Russes se sont très vite appropriés ce lieu et d’autres personnalités de la première vague d’émigration ont commencé à être enterrés ici", relate Nicolas Lopoukhine.
Au début des années 1990, à la dissolution de l’Union soviétique, le cimetière devient un haut lieu touristique. "On voyait jusqu’à cinq à six autocars par jour", raconte Nicolas Lopoukhine. "Pour les Russes qui visitaient Paris, la priorité était d’aller voir la tour Eiffel et Sainte-Geneviève-des-Bois. Le reste, c’était très secondaire !" Avant la crise sanitaire, près de 30 000 personnes visitaient le lieu chaque année, dont une grande majorité de touristes russes.
En 2000, Vladimir Poutine, tout juste élu président de la Russie, s'était rendu au cimetière pour rendre hommage à ses compatriotes exilés. En 2007, le patriarche Alexis II avait visité les lieux, avant le patriarche Kirill de Moscou en 2016. "Mais depuis trois ans, entre le Covid-19 et les conséquences liées à la guerre en Ukraine, les touristes russes ne foulent plus les allées du cimetière", constate Nicolas Lopoukhine.
La municipalité au cœur d’une polémique
Il y a quelques jours, la commune s’est retrouvée au cœur d’une polémique. Après des accusations de Moscou affirmant que les sépultures orthodoxes allaient être laissées à l’abandon en raison de la guerre en Ukraine, la municipalité a dû se justifier. Le paiement du renouvellement des concessions a été "ajourné temporairement", a expliqué la mairie dans un communiqué publié le 17 janvier, précisant "qu’aucune tombe russe ne sera relevée", c’est-à-dire reprise par la commune, avec transfert des restes dans l’ossuaire communal.
Depuis 2005, le Kremlin se substitue aux familles absentes et s'acquitte du renouvellement des concessions arrivées à échéance auprès de la mairie française. Depuis le premier accord, ce sont environ deux millions d'euros qui ont été versés par Moscou à la commune de Sainte-Geneviève-des-Bois. Cette suspension de renouvellement concernerait "quelques dizaines de sépultures", affirme la Maison russe des sciences et de la culture sur sa page Facebook. Pour Nicolas Lopoukhine, cette suspension ne comporte donc "pas de danger immédiat". Selon lui, la priorité est la remise en état des sépultures de ce cimetière classé depuis 2001 au titre des Monuments historiques.
"Les familles pensent que la Russie paie aussi l’entretien"
D’un pas assuré, Nicolas Lopoukhine commence son inventaire. Il se faufile entre les sépultures russes du cimetière, où la nature a repris ses droits. De nombreuses tombes sont délabrées, fissurées et envahies par les herbes folles. Le lierre a parfois déplacé la pierre. Ailleurs, la semelle de la pierre tombale est complètement cassée à cause des racines. "Depuis une vingtaine d’années, la dégradation des tombes s’accélère", constate Nicolas Lopoukhine. "Beaucoup de familles pensent que la Russie paie aussi l’entretien et ne font donc plus le déplacement."
En réalité, ni la Russie, ni la mairie, n’ont à leur charge le nettoyage des tombes. Pour répondre à ce problème, plusieurs projets de réhabilitation du site, estimés à deux millions d'euros, ont été envisagés. Mais avec la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, ces projets sont également à l’arrêt aujourd’hui. À sa petite échelle, l'association de Nicolas Lopoukhine, le Cesor, permet d’entretenir 600 tombes pour les familles qui paient une cotisation de 275 euros. La structure compte de moins en moins d’adhérents. "Il y a péril en la demeure", s’inquiète-t-il.
Au détour d'une allée, une femme cherchant la tombe d'un ancêtre apporte son témoignage. Parisienne d’origine russe du côté paternel, Marie-Sylvie reste marquée par l’histoire de l’ex-Union soviétique. Son grand-père, enterré dans ce cimetière, a connu un destin tragique. Il travaillait pour les services secrets français et "a été assassiné en 1945 par un officier soviétique alors qu’il avait un déjeuner avec des officiers américains", raconte-t-elle en arrivant sur la tombe de son aïeul. Une tombe en bien mauvais état. C’est la surprise totale pour Marie-Sylvie. La sépulture est à l’abandon. Un arbre a poussé sur la pierre tombale et la croix est tombée au sol. Sur la plaque, le nom de son grand-père, en cyrillique, est devenu illisible. "Je ne m’attendais pas à la retrouver dans cet état !", se désole la Parisienne, qui promet d’envoyer une demande d’adhésion au Cesor dès la semaine suivante pour la remise en état de la sépulture.
Un trésor culturel et historique
Tout au bout du cimetière, une tombe se démarque des autres. Elle est en parfait état, entièrement revêtue d'une mosaïque en forme de tapis. Une réelle œuvre d’art. C’est la tombe de Rudolf Noureev, figure emblématique de l'Opéra de Paris, où il a été chorégraphe, danseur étoile mais aussi directeur du ballet. "Pour rapporter un souvenir, certains visiteurs dérobent des bouts de mosaïque", raconte Nicolas Lopoukhine, la mine désabusée. "Pour la réparer, on fait appel à l’association des Amis de Noureev, qui fait venir des mosaïstes d’un atelier de Ravenne, en Italie."
Quelques dizaines de mètres plus loin, à l’entrée de la nécropole, une petite église, surmontée d’un clocher en bulbe peint en bleu et d’un toit vert, se dresse fièrement. De style novgorodien des XVᵉ et XVIᵉ siècles, l'église Notre-Dame-de-l'Assomption a été inaugurée en 1939. Lieu de culte très fréquenté, elle est l’une des seules églises orthodoxes des environs.
De nombreux fidèles du sud de l'Essonne ou de Chartres se déplacent jusqu’à Sainte-Geneviève-des-Bois pour les offices. Français, Russes, mais aussi Ukrainiens et Moldaves. Aujourd’hui, une quarantaine d’enterrements ont lieu chaque année dans ce cimetière qui constitue une trace visible de la présence russe en France. "Nous avons un vrai devoir de mémoire pour honorer tous ceux qui ont eu une vie difficile, afin de perpétuer leur souvenir", souligne Nicolas Lopoukhine.