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En Russie, l'inquiétant retour du front des prisonniers recrutés par Wagner

Meurtriers, violeurs, membres de gangs violents... Les premiers prisonniers recrutés durant l'été 2022 par le groupe paramilitaire Wagner commencent à faire leur retour en Russie, après avoir combattu six mois dans le Donbass ou avoir été blessés au front.

Recrutés pendant l'été 2022 par le groupe paramilitaire Wagner,  les premiers prisonniers de droit commun qui ont combattu dans le Donbass commencent à revenir en Russie, auréolés de leur nouveau statut de "héros de guerre".

Le média indépendant en exil Holod rapporte notamment le cas de Stanislav Bogdanov, 35 ans, condamné à 23 ans de prison pour avoir massacré à coups de poing et d'haltères le frère d'Olga Pavlova. Cette dernière explique avoir été écœurée en découvrant la libération du meurtrier de son frère dans une vidéo mettant en scène des miliciens ayant tous perdu une jambe ou un bras, accompagné du patron du groupe paramilitaire, Evgueni Prigojine.

"Dans ma situation, je n'aurais pas pu rêver mieux [...]. Je venais de passer 10 ans en prison et il m'en restait 13 à faire", explique dans cette vidéo datant d'octobre, Stanislav Bogdanov, assis dans un canapé sur le toit d'un hôtel de la mer Noire. "Tu étais un criminel, comme ils disent, mais maintenant tu es un héros de guerre", réplique Evgueni Prigojine.

Interrogé par Holod, Stanislav Bogdanov assure n'avoir passé que huit jours sur le front. Déployé dans la région de Louhansk fin juillet, il a été touché par un obus le 8 août et aurait ensuite reçu des décorations militaires et un certificat d'amnistie.

Difficile de savoir ce que pense réellement l'opinion publique russe de ces retours au pays. Le média indépendant Meduza rapporte des réactions mitigées sur les réseaux sociaux concernant le cas  Stanislav Bogdanov, certains internautes le qualifiant de "héros", d'autres s'inquiétant du retour à la vie civile de criminels endurcis.

80 % de pertes dans les rangs des prisonniers

Autre exemple emblématique : celui d'Alexandre Tioutine, dont le média indépendant russe, Novaïa Gazeta, a retrouvé la trace. Son cas avait défrayé la chronique en Russie. Arrêté en 2018 alors qu'il planifiait le meurtre de sa nièce, l'enquête a révélé qu'il avait déjà commandité l’assassinat d’un collaborateur mais aussi celui de sa femme et de ses enfants de 11 et 15 ans.

Recruté en juillet, il a été libéré puis aurait rejoint la ville balnéaire d'Antalya en Turquie, avant d'être aperçu à Saint-Pétersbourg. Comme les autres prisonniers russes envoyés au front, il s'est vu promettre une libération en échange d'un engagement de six mois en Ukraine.

Evgueni Prigojine, qui a lui-même passé neuf ans en prison à l'époque soviétique pour des délits de droit commun, s'est rendu dans plusieurs colonies pénitentiaires pour convaincre les détenus.

"Qui peut vous sortir de prison quand il vous reste dix ans à faire ?", explique-t-il dans une vidéo publiée en septembre 2022. "Il n'y a que deux personnes qui peuvent vous sortir de là : Allah ou Dieu, et ce sera dans un cercueil. Moi je peux vous faire sortir vivant, bien que cela ne sera pas toujours le cas".

Attirés par la promesse d'une nouvelle vie et d'une solde mensuelle de 200 000 roubles, environ 2 900 dollars, ainsi que le versement de 73 000 dollars à leur famille en cas de décès sur le champ de bataille, de nombreux prisonniers ont accepté l'offre de Prigojine. Mais bien peu sont revenus d'Ukraine.

Sur les 50 000 détenus recrutés par Wagner, "10 000 se battent actuellement sur le front car les autres ont été tués, blessés, ont déserté ou se sont rendus", a affirmé en début de semaine la directrice de l'ONG Russia Behind Bars qui défend les droits des détenus. Selon Olga Romanova, les cas de désertion sont un problème majeur pour Wagner. Certains sont même parvenus à revenir armés en Russie. Début décembre, un déserteur de la milice privée a notamment été arrêté après avoir tiré à la kalachnikov sur des policiers russes près de la ville frontalière de Novoshakhtinsk.

Alimenter la machine Wagner

Depuis plusieurs semaines, Evgueni Prigojine qui est à la tête de la holding "Media Patriot" regroupant plusieurs sites d'information, communique régulièrement à travers des vidéos sur ces "héros" de retour de l'enfer de Soledar ou de Bakhmout.

Après la publication de nombreux récits et témoignages révélant le peu de prix accordé à la vie de ses hommes, "l’enjeu est d’abord de convaincre de futures recrues qu’Evgueni Prigojine tient parole", écrit le journal le Monde. Cette communication serait donc avant tout destinée à continuer à alimenter la machine Wagner, devenue une pièce centrale du dispositif militaire russe.

Ces vidéos, dans lesquelles le milliardaire Prigojine se montre parfaitement à l'aise au milieu de ses soldats, contribueraient également à forger l'image d'un homme franc et proche du peuple, alors que beaucoup lui prêtent des ambitions politiques.

En réalité, il est impossible de savoir combien de ces "prisonniers-mercenaires" ont été libérés après avoir servi en Ukraine et s'ils ont été effectivement graciés. En Russie, seul un décret présidentiel peut accorder une amnistie à une personne condamnée par la justice et le Kremlin, récemment interrogé sur cette question sensible, préfère botter en touche.

Cité par l'agence RIA Novosti début janvier, Eva Merkacheva, un membre du Conseil des droits de l'Homme, un organisme consultatif rattaché à la présidence russe, a affirmé que Vladimir Poutine avait secrètement gracié plusieurs dizaines de détenus dès le mois de juillet, avant même leur déploiement en Ukraine.

Face aux critiques et aux inquiétudes de certains Russes, Prigojine, lui, ne s'embarrasse d'aucun scrupule. Sur sa chaîne Telegram, il assure qu'un "meurtrier sur un champ de bataille vaut trois, quatre de ces jeunes garçons tout juste sevrés du lait de leur mère. Or, parmi ces garçons, il y a votre fils, votre père et votre mari", argumente le patron de Wagner.

Si Russes comme Ukrainiens se refusent toujours à divulguer des bilans fiables, l'armée norvégienne a estimé cette semaine que 180 000 soldats russes avaient perdu la vie ou avaient été blessés depuis le 24 février 2022, 100 000 du côté ukrainien.