La loi sur les dépenses a été présentée, mardi, au Congrès américain. Cependant, deux propositions visant à limiter le pouvoir des Gafam ont disparu de la version finale. Ce qui avait été présenté comme l’effort le plus ambitieux pour encadrer les activités des géants de la Tech depuis des décennies aux États-Unis est le résultat d’un effort de lobbying sans précédent.
Clap de fin d’année sur une victoire écrasante des Gafam aux États-Unis. La vaste loi sur les dépenses pour 2023, présentée mardi 20 décembre devant le Congrès, a été l’occasion de prouver la puissance de feu du lobbying des Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
Ce texte, qui prévoit la possibilité d’engager 1 700 milliards de dollars de dépenses publiques l’an prochain, a fait couler beaucoup d’encre pour ce qu’il contient. Il évoque, notamment, une interdiction de télécharger TikTok pour tous les agents gouvernementaux, une enveloppe de 44,9 milliards de dollars supplémentaires pour aider l’Ukraine, des mesures pour rendre plus compliqué la contestation violente des résultats électoraux ou encore des fonds supplémentaires pour faire face à l’augmentation des catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique.
Plus de 100 millions de dollars dépensés
Mais ce qui ne s’y trouve pas est tout aussi révélateur. Et l’un des grands absents de cette loi “omnibus” (qui portent sur des sujets souvent sans rapport les uns avec les autres) est un cadeau de Noël avant l’heure pour la Big Tech américaine. Deux projets de loi représentant, selon la chaîne Bloomberg, “le plus important effort législatif depuis 30 ans” pour encadrer le pouvoir des géants de la Silicon Valley ont disparu.
Ces textes, pourtant soutenus officiellement par la Maison Blanche et des cadres des partis démocrate et républicain, prévoyaient d’empêcher les Gafam de favoriser leurs propres services sur leur site - à l’instar de Google qui mettrait en avant Gmail quand on fait une recherche pour les services de messagerie -, et d’obliger Google ou Apple à ouvrir leurs iPhone et Android à d'autres boutiques d’applications que la leur.
Cet été encore, il semblait que ces projets de loi avaient toute leur chance de passer devant le Congrès malgré un lobbying déjà important, souligne le Wall Street Journal. Mais une intensification des pressions - y compris de la part de Tim Cook ou Sundar Pinchai (PDG d’Apple et Google) en personne - ont finalement permis à la Big Tech de remporter cette bataille aux proportions épiques, note le Washington Post.
Car le récit de cet enterrement législatif de première classe est celui d’un effort sans précédent de certaines des plus puissantes entreprises au monde qui, pour une fois, ce sont coordonnées plutôt que de se tirer dans les pattes afin de vaincre “des textes qui leur apparaissaient comme des menaces existentielles”, note Bloomberg.
En un an, ces mastodontes ont dépensé plus de 100 millions de dollars en publicités ciblées, en promotion de travaux académiques orientés, ou encore en cadeaux divers et variés pour parvenir à leur fin, a détaillé le Wall Street Journal.
Fils de pubs
Une offensive éclair a notamment été menée au printemps 2022, quelques mois avant les élections de mi-mandat. “Dans plusieurs États ou des candidats démocrates étaient en difficulté, des publicités pour souligner les dangers de ces réformes ont inondé les chaînes de télévision. Elles ont atteint leur but : plusieurs candidats ont demandé à leur parti de ne surtout pas faire passer ces lois avant le scrutin de novembre”, souligne Bloomberg.
Les lobbyistes des Gafam ont aussi su choisir leurs mots en fonction de la couleur politique de leurs interlocuteurs. Aux démocrates, ils affirmaient que ces lois allaient détruire la vie privée et causer surtout du tort aux minorités, tandis que les républicains avaient droit à un couplet sur les dangers pour la liberté d’expression en ligne si on les empêchait de promouvoir les meilleurs outils (c’est-à-dire les leurs) pour protéger ce sacro-saint premier amendement, précise Bloomberg.
Des dizaines de petits entrepreneurs - soutenus par Amazon et Google - se sont rendus à Washington en mars pour soutenir la cause de la Big Tech, dont les solutions seraient essentielles aux développements de leurs activités en ligne. Certaines de ces associations de PME financées par les Gafam assuraient même parler au nom de membres qui n’avaient, en réalité, jamais entendu parler d’elles, a découvert la chaîne CNBC.
Google a aussi brandi la menace venue de Pékin pour faire peur aux élus. Le géant de l’Internet “a mobilisé son réseau d’anciens membres de la sécurité intérieure” pour expliquer que toute entrave législative aux activités des multinationales américaines seraient un cadeau aux concurrents chinois qui n’ont pas à se plier à ce genre de réglementations, précise Bloomberg.
“Cela fait des mois qu’on voit constamment les publicités, et qu’on reçoit des centaines d'appels et des emails”, a reconnu le démocrate Chris Coons, interrogé par la chaîne économique. Ce proche du président Joe Biden a même reçu une visite personnelle des PDG de Google et Apple, précise le Washington Post.
Big Tech ou Too Big Tech ?
Face à cette démonstration de force, le camp des soutiens à ces réglementations pouvait difficilement faire le poids. Une coalition de plus petites sociétés tech - incluant le moteur de recherche DuckDuckGo, l’alternative sécurisée à Gmail Proton ou encore le site d’avis sur les commerces Yelp - s’était formée pour soutenir ces réformes.
Ils ont aussi acheté des publicités et multiplié les contacts avec les élus. Mais dans cette bataille, Goliath était vraiment trop fort pour ces David du lobbying. Ainsi, sur les six premiers mois de 2022, les groupes de soutiens à ces projets de loi “anti-Big Tech” ont dépensé 193 000 dollars pour diffuser des publicités, très loin des 36,4 millions de dollars mobilisés par les Gafam sur cette même période, a calculé le Wall Street Journal.
Les géants de la Big Tech étaient pressés de faire capoter l'offensive réglementaire. Dès le 1er janvier 2023, un nouveau Congrès - dont les membres ont été élus lors des élections de mi-mandat de novembre - va prendre ses fonctions. "Beaucoup plus divisé, il risque de ne pas réussir à s’entendre sur des grands textes bipartisans”, souligne le Wall Street Journal.
Les partisans de la limitation des pouvoirs des Gafam devaient jeter leurs forces dans la bataille avant la fin de l'année. C'est pourquoi Google, Apple et les autres ont sorti le grand jeu. En gagnant cette manche, ils espèrent avoir gagné la guerre.