À la suite du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, les Russes hostiles à la guerre ont rapidement été contraints au silence. France 24 a recueilli des témoignages de citoyens, certains ayant fait le choix de quitter le pays, d'autres restés en Russie et pris dans l'étau de la répression. Beaucoup cèdent au découragement.
Dans la matinée du 9 mai en Russie, avant le début du traditionnel défilé de la victoire de 1945 sur l'Allemagne nazie, Egor et Alexandra, jeunes journalistes de Lenta, site d'information peu contrariant à l'égard de l'État, mettent à exécution leur opération de sabotage, publiant une quarantaine d’articles aux titres explosifs. "L’Ukraine a cassé les plans de Poutine", "La Russie a entièrement détruit Marioupol", "Le ministère de la Défense a menti aux familles des victimes du croiseur Moskva". Pendant une quinzaine de minutes, un autre récit de la guerre en Ukraine s'affiche sans détour sur ce média national habituellement soumis à la censure : le changement soudain de ligne éditoriale n’est pas immédiatement repéré par la direction, suscitant stupéfaction et railleries sur le réseau crypté Telegram.
Après leur coup d’éclat, Egor et Alexandra quittent non seulement leur rédaction, mais aussi leur pays, comme de nombreux journalistes russes depuis le début de l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Afin d’empêcher l’éclosion d’un mouvement civique de protestation, le Kremlin s’est en effet très rapidement employé à stériliser l’espace public en rendant illégale toute expression dissonante. Face à la brutalité de la répression, la frange protestataire de la population a arrêté de manifester tandis que l'offensive menée contre les journalistes a contraint les derniers médias indépendants, déjà soumis à une très forte pression, à cesser leur activité. La radio Écho de Moscou, média emblématique apparu en 1990, a jeté l'éponge et annoncé sa dissolution ; de leur côté, le journal Novaïa Gazeta et la chaîne de télévision Dojd, piliers du journalisme russe, ont fait le choix de reconstituer leurs rédactions à l’étranger – à Riga, capitale de la Lettonie voisine.
À Moscou pourtant, au-delà de signes manifestes de dérèglement – la fermeture d’enseignes internationales, l’inflation –, la vie n’a pas réellement changé en apparence. La guerre qui dévaste l’Ukraine reste quasiment invisible dans les rues de la capitale. Sous le pont Pouchkine, les danseurs investissent toujours en musique les berges de la Moskova. À quelques minutes de là, au cœur du parc Gorki, le centre d’art contemporain Garage envoie toutefois un signal sourd : il ne montre plus d’expositions. "Nous ne pouvons pas soutenir l’illusion de la normalité avec les événements en cours", avait justifié ce musée privé le 26 février dans une déclaration toujours en ligne sur son site. "Vous n’imaginez pas la douleur et la honte que je ressens", confie Igor, Moscovite de 36 ans, dont une partie de la famille vit entre Dnipro, Odessa et Lviv, en Ukraine. "Ma génération découvre 'l’émigration intérieure', une réalité qui prévalait à l’époque soviétique [un certain repli sur soi, NDLR], confie-t-il sur Skype. Les discussions politiques se tiennent dans l’intimité des appartements. Pour les personnes de mon âge, c’est une expérience inédite."
"J'ai cessé de parler de la guerre et de Poutine"
L’opposition à la guerre menée par Moscou en Ukraine ne saurait être réduite à l’importante vague d’émigration ayant suivi son déclenchement. À l’intérieur du pays, "l’opération spéciale" a signifié une rupture nette. Dans les discussions, il y a désormais un "avant" et un "après". "Comment continuer à vivre dans le pays sans se trahir ?", s’interroge Meduza, autre site russe établi à Riga. Ce média en ligne a été fondé en septembre 2014 par Galina Timtchenko, ancienne rédactrice en chef de Lenta partie lors de la reprise en main éditoriale du site, au moment de l’annexion de la Crimée. Au début du mois, Meduza a publié un appel à témoignages pour sonder l'état d'esprit de ceux qui, restés en Russie, refusent de soutenir la guerre. "Les Russes n’ont quasiment plus aucun moyen de s’exprimer mais sont loin de tous pouvoir – et vouloir – quitter le pays", écrit le site d'information en exil.
Abattu, Viatcheslav* semble avoir renoncé : ce professeur de physique de Novossibirsk, première ville de Sibérie, a été licencié de son école l’année dernière après avoir pris part à une manifestation de soutien à l’opposant Alexeï Navalny. Plus récemment, il a été inquiété par le redouté Comité d’enquête et sommé d’expliquer sa présence à un rassemblement contre la guerre. "On m’a montré une quarantaine de captures d’écran de mes pages Vkontakte [l'équivalent russe de Facebook, NDLR], de mes posts 'likés', de la liste de mes 'amis' sur le réseau. J’ai été questionné pour chacune d’elles", témoigne-t-il sur Telegram. Une tentative d’intimidation réussie puisque Viatcheslav a "cessé de parler de la guerre et de Poutine, surtout en présence de 'patriotes-Z' [référence au symbole affiché sur les blindés russes en Ukraine, NDLR]. Parce que ça ne mène à rien et que la majorité nous condamne en des termes grossiers." Le professeur rapporte que dans l’établissement où il travaille aujourd’hui, des élèves de sixième et cinquième ont envoyé vidéos et lettres de soutien aux soldats russes, dont les réponses ont ensuite été visionnées en classe. "Une initiative venue d’en haut et soutenue mollement par une enseignante", précise-t-il.
Il faut prêter attention à des détails, ici et là, pour détecter la protestation sourde des opposants à la guerre. Dans la région de Vladimir, proche de la capitale, le site Dovod en rapporte les manifestations discrètes – une affichette dans un magasin, un ruban noué dans un square, des citoyens interpellés à leur domicile. Ce petit média local indépendant, comme il en existe des dizaines d'autres à travers le pays, dresse aussi la liste des soldats originaires de la région tués en Ukraine, quand les autorités s’emploient à dissimuler les pertes.
Dans un espace public verrouillé, où les signes ostentatoires de ralliement à "l’opération spéciale" sont généralement impulsés par l’appareil d’État, la majorité se réfugie dans le conformisme ou le silence. "On peut toujours condamner ces gens et leur dire qu’ils devraient se repentir, se flageller et se sentir coupables, mais à mon avis, même si elle a quelque chose de repoussant, la non-participation vaut toujours mieux qu’une participation. Cette position est logique et compréhensible", juge l’opposante Ioulia Galiamina, interrogée dans Novaïa Gazeta. Cette ancienne députée municipale de Moscou, qui a passé trente jours derrière les barreaux pour "violation répétée des règles d’organisation des manifestations", ne croit pas à l’efficacité des manifestations dans la configuration politique actuelle. "On peut toujours sortir dans la rue, pour ensuite se retrouver à l’ombre ou écoper d’une amende. Qu’est-ce que cela changera ?", argumente-t-elle, incitant ses compatriotes à rester en Russie et investir le champ politique, même si celui-ci condamne les contempteurs du régime à la marginalité. Une opinion qui ne fait clairement pas l’unanimité au sein d’une opposition atomisée.
Des divergences insurmontables
En Russie, l’influence de la propagande et l’absence de véritables débats ont façonné un relativisme généralisé : dans cette confusion sciemment entretenue, tout peut désormais être remis en cause. Au sein même des familles, la guerre en Ukraine est devenue un sujet miné, opposant bien souvent ancienne et nouvelle génération. Les médias non affiliés au pouvoir publient de nombreux récits témoignant de l’incompréhension et des divisions opposant les membres d’une même famille, une réalité largement partagée. Le journaliste Andreï Lochak a réalisé un documentaire terrible sur le sujet, "Razryv sviazi" ("rupture de communication"), montrant des proches ayant rompu toute communication, incapables de surmonter leurs divergences, voire simplement de s’écouter. "Le tournage a commencé au début de la guerre. Entre-temps, aucun des protagonistes n’a changé d’avis", précise le diffuseur, Nastoyachtchee Vremya (ou Current Time TV, en anglais), chaîne russophone dont le siège se trouve à Prague. "Ce film n’est pas une tentative de dialogue mais une triste preuve du contraire. Un diagnostic impitoyable d’une société malade dans laquelle la propagande est plus forte que la parenté." De la même manière, les Ukrainiens ayant des membres de leur famille en Russie se heurtent à un mur lorsqu’ils leur rapportent au téléphone la réalité de la guerre.
Ces dernières années pourtant, le verrouillage de la sphère politique n’a pas empêché la circulation des idées en Russie. La nature ayant horreur du vide, le débat intellectuel s’est structuré sur Internet : les chaînes YouTube portant sur la politique, les questions de société ou l'histoire se sont multipliées et ont fait émerger des personnalités dont l’audience dépasse la Russie dite libérale – parmi elles, le journaliste Iouri Doud et la politologue Ekaterina Schulmann, aujourd’hui désignés "agents de l’étranger". "Avant", Karen Shaynian faisait partie de ces leaders d’opinion de la sphère numérique. Le journaliste mettait en pratique la "théorie des petites actions" – une démarche consistant à accompagner un changement de société en dehors de la politique. À travers ses entretiens et reportages, Karen Shaynian contribuait à l’émergence d’une autre Russie, pacifiée et tolérante – il s’employait en particulier à raconter la vie des minorités sexuelles à travers le pays, une manière de défaire les stéréotypes. Craignant pour sa sécurité, il a quitté la Russie. Depuis, son nom a rejoint la liste des "agents de l’étranger", statut qui, parce qu'il est attribué à des esprits libres et engagés, apparaît aujourd’hui comme un gage de respectabilité. À distance, il documente la nouvelle réalité russe. "Le pouvoir s’appuie sur l’indifférence et le soutien passif de la population. Si le peuple en décide autrement, il peut changer le cours des choses", veut croire le journaliste. "Depuis le 24 février, tout a été bouleversé à une vitesse que l’on ne pouvait soupçonner. Un changement rapide dans une autre direction peut tout à fait intervenir."
* Le prénom a été modifié.