
Des bulldozers des mers ? Le chalutage est pointé du doigt par les scientifiques et les défenseurs de l’environnement comme la technique de pêche la plus destructrice. C’est aussi la plus courante. Poissons, coraux, herbiers marins et sédiments, rien n’échappe à leurs filets, lestés par des poids pesant parfois plusieurs tonnes. Là où les chalutiers passent, les fonds marins se transforment en déserts. "Élément Terre" s’est rendu en Espagne, l’un des pays où cette technique est la plus utilisée.
À Almeria, la voix des chalutiers
Notre périple commence dans le port d’Almeria, en Andalousie. Nous y embarquons sur un chalutier en compagnie de José Maria Gallart, vice-président de la Confédération Espagnole de Pêche. Il porte fièrement la voix des pêcheurs d’Almeria, "l’un des plus importants ports de chalutage de la Méditerranée espagnole". "Nous parlons d'une moyenne quotidienne de 1 100 caisses de poisson, soit environ 6 tonnes par jour de prises qui sont vendues aux enchères dans notre marché aux poissons", précise-t-il.
"En espagnol, 'chaluter' se dit 'arrastrar', 'racler', le mot parle de lui-même", ironise José Maria. La technique est simple : "le bateau va très lentement et l'engin attrape tout ce qui est sur le fond". L’un des principaux reproches faits au chalutage est en effet son caractère non sélectif. Les filets massifs raclent tout, sans distinguer les poissons juvéniles des adultes et freinant ainsi la reproduction des espèces.
Mais José Maria est fier de sa filière, qu’il estime injustement mal-aimée. Il dénonce les "restrictions", les "interdictions de pêche", "la stigmatisation du chalutage et le harcèlement" dont il s’estime victime. En cause, les "intérêts de certaines ONG", qui auraient juré la perte de sa profession. Ses bêtes noires sont "l'actuelle Commission de la pêche de l’Union Européenne" et "le lobby environnemental", qu’il désigne comme "les plus grands ennemis du chalutage". Pourtant, lors d’un vote controversé le 3 mai 2022, le Parlement européen a rejeté une proposition des députés écologistes visant à étendre l’interdiction du chalutage de fond dans les aires marines protégées. Visiblement, l’Union européenne et le lobby environnemental ne sont pas si menaçants…
José Maria Gallart déplore la baisse du nombre de jours de pêche. "Alors que nous pêchions normalement entre 200 et 210 jours par an en moyenne, nous sommes en moyenne entre 114 et 140 jours", ce qui selon lui "met en péril l'économie des zones côtières". "Nous voulons avoir le droit de travailler", plaide-t-il.
Sur les traces des chalutiers avec Oceana
Le chalutage, une technique inoffensive injustement stigmatisée ? Les scientifiques ne sont pas nécessairement de cet avis. À la station balnéaire d’Almerimar (Andalousie), nous prenons le large et partons en mission d’observation avec Oceana, une ONG de protection de l’environnement marin. "De tous les types de pêche, le chalutage de fond est l’un des plus agressifs connus", nous explique l’océanologue Silvia Garcia. Le but de son expédition : étudier et documenter les dégâts causés par le chalutage dans une aire marine protégée, la zone de Seco de los olivos. Robot sous-marin, plongeurs, l’ONG déploie les grands moyens.
Pour Silvia Garcia, le constat est sans appel : "la mer est en très mauvais état. Les habitats et les espèces sont dans un état défavorable". En témoignent des fonds marins "écrasés", défigurés par des "marques de chalut". Côté biodiversité, "très peu d’espèces", ou alors "de petite taille". En cause, selon elle, une législation insuffisante. Pour l’océanologue, la zone de Seco de los olivos est "une aire de papier", soit "un exemple parfait de parc soi-disant protégé qui ne l’est en réalité que sur le papier". "Il y a bien une zone déclarée protégée, mais à l’intérieur, les activités les plus néfastes ne sont pas gérées", déplore-t-elle. Et l’Espagne n’est pas le seul pays concerné en Europe, Oceana estime que le chalutage impacte actuellement "50 % des fonds marins européens."
Un autre effet nocif du chalutage est qu’il risque d’accroître le réchauffement climatique en relâchant du carbone dans les océans. "La mer est un puits de carbone. Le chalutage est une technique qui remue continuellement les fonds marins, ce qui libère du CO2, du carbone, dans la mer", précise Silvia Garcia. Pour elle, il est urgent que les gouvernants se saisissent de la problématique du chalutage, et qu’une meilleure législation permette d’encadrer cette pratique. "Nous devons exiger de nos gouvernements qu’ils fassent davantage qu’aujourd’hui. L’Espagne et tous les pays doivent progresser beaucoup plus rapidement dans la protection stricte de la mer, et cela doit se faire dès maintenant."
Sédiments en danger ?
Les chalutiers raclent les fonds marins, les sédiments sont donc leurs premières victimes. À l’Institut des Sciences de la Mer de Barcelone, en Catalogne, le géologue marin Pere Puig "étudie les processus de transport des sédiments dans le milieu marin". Les sédiments sont essentiels pour la préservation de la vie marine. Ils contiennent de la "matière organique" et constituent ainsi "le premier maillon de la chaîne alimentaire". Ainsi, "les organismes qui vivent dans les sédiments vont être consommés, mangés par d’autres espèces de crustacés et de poissons."
En raison du passage des chalutiers, Pere Puig constate une "détérioration des terrains de pêche", ils se retrouvent "désertifiés" et "ne sont plus productifs". Résultat, la "densité d’organismes à pêcher diminue". Le chalutage est-il vraiment l’ami des pêcheurs ?
Le géologue entend réduire l’impact du chalutage, sans pour autant déclarer la guerre à la pêche. "Ce que nous essayons de promouvoir à l’Institut des Sciences de la Mer, c’est d’adopter des méthodes moins agressives sur le sédiment marin". Pour ce faire, lui et ses équipes ont initié un projet avec le syndicat des pêcheurs de Palamos (Catalogne). L’idée, c’est de ne pas lester les filets avec des poids et de les laisser flotter au lieu de racler les fonds marins.
La pêche artisanale, une solution ?
Bien que majoritaire aujourd’hui, le chalutage n’a pas toujours été la norme en matière de pêche. À Cabo de Gata (Andalousie), Luis Rodriguez et son association Pescartes défendent bec et ongle la pêche artisanale. "Ce type de pêche se caractérise par l’alternance des engins", précise-t-il. "Nous avons différents équipements en fonction de la saison et des espèces que nous allons attraper, ce qui signifie que les espèces sont maintenues dans le temps."
Mais il peine à exister face à la rude concurrence des chalutiers. "Le chalutage nous a affectés au point que nous pourrions disparaître", regrette Luis Rodriguez, qui dénonce une méthode de pêche "très agressive". "Ça nous a affectés sauvagement. Parfois, nos équipements étaient en place et les chalutiers emportaient sur leur passage nos casiers de pêche et nos filets."
Concurrence déloyale ? D’autant plus que selon ce pêcheur, les restrictions impactent davantage les petits que les gros. "Nous, les pêcheurs artisanaux, avons souffert des changements et des restrictions toute notre vie. Et le chalutage n’a subi aucune restriction, aucun changement", déplore-t-il. "Ils pêchent toujours aux mêmes endroits, et avec les mêmes règles". La pêche artisanale serait-elle en voie de disparition ? Pour Luis Rodriguez, "nous devons protéger la mer sans oublier les personnes qui travaillent dans cette bande marine protégée. Pour que cette façon de vivre, cette façon de travailler, cette façon de pêcher ne se perde pas."