Lundi, Joe Biden a provoqué la colère de Pékin en réaffirmant, lors d'un voyage au Japon, qu'il défendrait Taïwan en cas d'invasion par la Chine, relançant l'inquiétude d'une attaque imminente. Mais, malgré les apparences, attaquer l'île serait un défi extrêmement compliqué pour l'armée chinoise.
En mai 2021, The Economist présentait Taïwan comme "l'endroit le plus dangereux du monde". Selon l'hebdomadaire britannique, ce n'est qu'une question de temps avant que la Chine n'envahisse cette petite île située à environ 160 km de ses côtes, et qu'elle considère comme l'une de ses provinces historiques.
Un an plus tard, la menace ne cesse de s'accentuer au fur et à mesure que des exercices militaires chinois se succèdent au large de l'île. Lors des derniers en date, début mai, un porte-avions chinois et cinq destroyers ont été déployés à quelque 500 km des côtes. Dans le même temps, plusieurs aéronefs survolaient la zone d'identification de défense aérienne taïwanaise. Au total, en 2021, Taïwan a ainsi enregistré 969 incursions de ce genre, selon une base de données compilée par l'AFP – près de trois fois plus que l'année précédente.
Lundi 23 mai, cette crainte s'est faite encore plus vivace à l'occasion d'une escalade verbale entre Pékin et Washington, un allié historique de l'île. En déplacement au Japon, le président américain Joe Biden a fustigé les manœuvres militaires chinoises, estimant que Pékin "flirte avec le danger". Mais surtout, il a de nouveau averti que les États-Unis défendraient Taïwan militairement en cas d'invasion. Pékin a rétorqué immédiatement, mettant en garde de ne pas "sous-estimer" sa "ferme détermination à protéger sa souveraineté."
Des moyens militaires chinois encore insuffisants
Face à cette intensification de l'activité militaire et à ces nouvelles menaces, se pose une question : la Chine est-elle effectivement prête à attaquer Taïwan ? "À court terme, cela paraît peu probable", tranche Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie à l'Institut Montaigne, auteur de "La Chine en 2022 : l'armée au cœur des enjeux".
Première raison : si la Chine dispose d'une puissance militaire considérable, cela n'est pas encore suffisant pour s'assurer une victoire en cas d'offensive. "Les dépenses militaires de la Chine ont été multipliées environ par sept en une vingtaine d'années, ce qui lui a permis de se moderniser et de se renforcer", détaille Antoine Bondaz, chercheur spécialiste de la Chine à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Selon le ministère chinois de la Défense, le budget militaire atteignait un montant équivalent à 174 milliards de dollars en 2019. Il est annoncé à 270 milliards en 2023. "Pour autant, à court terme, cette force reste trop limitée pour envisager sérieusement une invasion totale puis le contrôle de Taïwan".
Car si Taïwan est loin d'avoir la même force de frappe que Pékin, elle peut se targuer de quelques atouts. "Sans même prendre en compte une intervention américaine, les forces armées taïwanaises ont la capacité d’engendrer des pertes très élevées pour Pékin, notamment en cas de tentative de débarquement par la mer ou par les airs", assure Mathieu Duchâtel.
"Les Taïwanais ont bâti une bonne défense asymétrique. Ils ont des missiles très précis et très performants qui leur permettront de contre-attaquer", précise Antoine Bondaz. Autre atout pour Taïwan : sa géographie. Outre son caractère insulaire, qui rend nécessairement plus difficile son approche, l'île profite aussi d'un terrain montagneux qui compliquerait les offensives sur le territoire.
Une stratégie à redéfinir après la guerre en Ukraine
Par ailleurs, jusqu'alors, détaillent les deux spécialistes, l'idée de conquérir Taïwan par la force passait par une intervention armée éclair, avec une capitulation de Taipei au bout de quelques jours. "Toute la stratégie visait à agir vite, pour obtenir une capitulation avant une intervention possible des États-Unis", explique Antoine Bondaz.
Depuis le 24 février, la guerre en Ukraine est venue bousculer ce scénario. "Les Chinois ont vu l'échec de la blitzkrieg russe et en tirent des leçons. Cela les force à repenser leurs options militaires vis-à-vis de Taïwan. Selon moi, cela éloigne encore le risque d'une opération à court terme."
Les deux spécialistes sont donc sans appel : une invasion de Taïwan "à court terme" paraît "peu probable". "Mais il ne faut jamais oublier que ce statu quo peut sauter à n'importe quel moment", estime Mathieu Duchâtel.
Ce dernier craint ainsi particulièrement l'année 2023 qui pourrait voir émerger une nouvelle escalade de tensions, avec l'horizon des élections législatives en janvier 2024. "Actuellement, Taïwan, sous la présidence de Tsaï ing-wen, a une politique très prudente vis-à-vis de Pékin", explique le sinologue. "Mais avec Joe Biden qui réaffirme la protection américaine, cela pourrait amener à une plus grande prise de risque du côté taïwanais. Aujourd'hui, on ne semble pas tendre vers cela. Mais c'est une hypothèse."
Et le chercheur de s'interroger : "Que se passerait-il si un candidat beaucoup plus indépendantiste émergeait ? Pékin a toujours été très clair sur le fait qu'une déclaration formelle d'indépendance déclencherait directement une intervention armée."
De son côté, Antoine Bondaz n'exclut pas que Pékin envisage d'autres types d'offensives, sans aller jusqu'à une invasion complète. "Elle peut opter pour d'autres types d'opérations comme un blocus de l'île ou une prise de contrôle d'autres îles de la zone", craint-il. "Bien sûr, rien ne dit qu'elle va le faire, mais elle en aurait les moyens."
"La communauté internationale doit jouer un rôle dissuasif"
"Quoiqu'il en soit, l'objectif de la Chine a toujours été clair : elle veut conquérir Taïwan", martèle encore Antoine Bondaz. "Et plus ses forces militaires augmentent, plus la menace d'une invasion de Taïwan grandit", poursuit-il. "Et si elle n'en a pas les moyens aujourd'hui, elle en aura les moyens dans quelques années."
Le chercheur insiste donc sur l'importance d'une prise de position de la part de la communauté internationale. "Elle joue un rôle très important pour réussir à dissuader la Chine d'utiliser la force", poursuit-il. "Elle doit lui faire comprendre que le coût – en termes humains, militaires mais aussi géopolitiques – est prohibitif."
Cet aspect dissuasif était exactement l'enjeu de la prise de parole de Joe Biden lundi, selon Mathieu Duchâtel. "En faisant cette déclaration, il a voulu souligner les différences entre l'Ukraine et Taïwan. L'objectif était de montrer à Pékin que si les États-Unis ne combattent pas aux côtés de Kiev, directement contre les forces russes, une tentative d’invasion de la Chine provoquerait une intervention américaine directe."
"Depuis un an environ, on a un changement de posture de la communauté internationale. Du côté des États-Unis, Joe Biden s'exprime beaucoup plus clairement sur sa volonté d'intervenir en cas d'invasion. Mais on voit aussi plus de prises de position de la part du Japon, de l'Australie, mais aussi de l'Europe", salue Antoine Bondaz. "Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Joe Biden a choisi de faire cette annonce lors d'un déplacement au Japon. Il montre qu'il y a un front uni contre la Chine."