logo

"C’est trop tard" : à Washington, une manifestation amère pour protéger le droit à avorter

Des milliers de manifestants ont défilé à Washington, samedi, de crainte de voir en juin la Cour suprême mettre fin au droit à l’avortement. Beaucoup ont exprimé leur fatalisme face à la décision à venir des juges, tout en promettant de se battre dans les urnes pour les élections de mi-mandat de novembre. Reportage.

"Le monde entier nous regarde", "L’avortement est un droit humain", "Naissance forcée = violence", "Des femmes vont mourir". Sous les fenêtres de la Cour suprême des États-Unis, samedi 14 mai à Washington, les pancartes appellent à la prise de conscience. Car pour la moitié de la population américaine, un droit garanti depuis près de cinquante ans est menacé de disparition. La majorité conservatrice des neuf juges de la Cour suprême pourrait en effet décider, dès le mois de juin, de renverser la jurisprudence Roe v. Wade qui, en 1973, a légalisé l’avortement au niveau fédéral. C'est en tout cas la teneur d’un brouillon d’avis qui a fuité récemment.

Et pourtant, lors de la manifestation "Bans Off Our Bodies" (que l’on pourrait traduire par "Pas touche à nos corps") de ce samedi, l’énergie n'est pas débordante dans la capitale américaine. Un peu à l’image du temps, gris et plombant. Les organisateurs attendaient tout au plus 17 000 personnes. Rien à voir avec le demi-million de manifestants de la Women’s March (Marche des femmes) de 2017, une marée humaine qui avait déferlé sur Washington au lendemain de l’investiture de Donald Trump.

"C’est trop tard" : à Washington, une manifestation amère pour protéger le droit à avorter

"C’est trop tard", sanglote Vanessa Aburn près du Washington Monument, où les protestataires se sont rassemblés avant de converger vers la Cour suprême. "Les élections ont des conséquences. À partir du moment où il est entré à la Maison Blanche, j’ai su que c’était fini", continue-t-elle en taisant le nom de l’ex-président républicain Donald Trump, qui a nommé trois juges conservateurs à la Cour suprême, faisant basculer l’institution du côté des anti-avortement. "Il va nous falloir vivre avec ça, et c’est tragique."

"C’est terrifiant"

Vanessa est née en 1957. Avant, donc, que le recours à l'IVG ne soit protégé par Roe v. Wade. "J’étais trop jeune pour manifester, mais quand ce droit a enfin été garanti, j’ai pu en bénéficier. Je n’ai pas eu à m’inquiéter. J’avais le droit d’avorter, et je l’ai fait." Alors l’idée que ce droit disparaisse pour la génération actuelle et les suivantes lui glace le sang. "Je ne retournerai pas tranquillement dans les années 1950", clame sa pancarte. "Je viendrai peut-être en France, tiens, je vais vous suivre", lâche-t-elle avec amertume, avant de reprendre son sérieux : "J’ai déjà prévu d’être en bas des marches de la Cour suprême chaque jour pendant un mois s’il le faut."

Manifestation pro-choix à Washington : “Je ne retournerai pas tranquillement dans les années 1950”, assure Vanessa Aburn, qui était adolescente au moment de la légalisation de l’avortement en 1973. “J’avais le droit d’avorter, et je l’ai fait.” pic.twitter.com/bZEY7Kyj7u

— Yona Helaoua (@YonaHelaoua) May 15, 2022

Si les Sages annulaient bel et bien Roe v. Wade au mois de juin, une vingtaine d’États républicains, principalement dans le sud du pays, pourraient restreindre ou interdire l’avortement. "Je vis en Caroline du Nord, et mon État pourrait faire partie de la liste", soupire Liz, une infirmière de 31 ans qui semble avoir du mal à réaliser la possibilité d’une telle situation en 2022, dans un pays démocratique, première puissance mondiale. "C’est terrifiant."

Elle réfléchit aux prochaines étapes, en partant du principe que les dés sont déjà jetés du côté des neuf juges. "Avortez la Cour suprême", peut-on lire sur sa pancarte. "Les juges sont nommés à vie, leur mandat devrait avoir une limite", estime la jeune femme, qui se dit aussi séduite par la possibilité d’élargir le nombre de juges afin d’en nommer des progressistes et de rééquilibrer la Cour politiquement.

Manifestation pro-choix à Washington : Liz et son amie, infirmières de 31 ans, veulent la fin mandat à vie des juges de la Cour suprême. Liz vit en Caroline du Nord et craint de voir son État interdire l’IVG si la Cour suprême renverse Roe v. Wade. pic.twitter.com/tln0tXCuZP

— Yona Helaoua (@YonaHelaoua) May 15, 2022

Sur le terrain, Liz promet de continuer à soutenir les associations de défense du droit à l’avortement, et souligne l’importance de "participer aux cagnottes pour les femmes qui n’auront pas les moyens de se rendre dans un autre État pour avorter".

"Il nous faut davantage d’élus pro-choix"

Brittany Vanpelt, une Afro-Américaine de 25 ans, abonde dans le même sens : "Si la Cour suprême renverse Roe v. Wade, cela va être une période très difficile pour les femmes aux États-Unis, en particulier les femmes de couleur et les femmes en situation de pauvreté. Beaucoup de conservateurs disent se soucier de la vie, mais ils ne s’en soucient guère une fois que le bébé est né. Ils détestent les bons alimentaires et les programmes d’aides gouvernementaux, mais si les femmes ne peuvent plus avorter, elles vont dépendre davantage de l’aide de l’État. C’est pourquoi j’encourage les autres à voter lors des élections de mi-mandat au mois de novembre : il nous faut davantage d’élus pro-choix [en faveur du droit à l'avortement, NDLR]."

“Nos corps, nos avenirs, nos avortements” : Brittany Vanpelt manifeste devant la Cour suprême et rappelle que les femmes de couleur et en situation de pauvreté seront les plus touchées par un accès restreint à l’IVG. pic.twitter.com/qF4qXBiMmi

— Yona Helaoua (@YonaHelaoua) May 15, 2022

Si la décision du mois de juin laisse peu d’espoir aux manifestants, c’est en effet l’échéance du mois de novembre qui est dans les esprits samedi : "Le mouvement conservateur a passé des décennies à faire en sorte que la Cour suprême ressemble à ce qu’elle est aujourd’hui. Ils n'avaient qu'un seul objectif : renverser Roe v. Wade. Donc je doute que la pression publique fasse changer d’avis l’un des juges", raisonne Emily Crockett, une mère de 38 ans cramponnée à sa poussette.

"En revanche, ce que l’on peut faire, c’est crier notre colère, se battre, et rappeler aux gens que tout cela est bien réel. Car jusqu’à présent, beaucoup d’Américains n’avaient jamais pris au sérieux la possibilité que la jurisprudence Roe v. Wade soit renversée. Maintenant, ils ont compris. Or la majorité de la population soutient le choix d’avorter. Et va réaliser qu’il n’est plus possible de soutenir les républicains. Si les démocrates se concentrent sur cet enjeu, ils peuvent gagner les élections de mi-mandat."

Manifestation pro-choix à Washington : “Deux mots : ‘déchirement vaginal’”. Pour Emily Crockett, aucune femme ne devrait être forcée à accoucher. Elle dit avoir choisi d’avoir sa fille, “ce qu’elle a de plus cher”, mais réclame la même possibilité de choisir pour cette enfant. pic.twitter.com/xsPiAi68cX

— Yona Helaoua (@YonaHelaoua) May 15, 2022

L’espoir d’Emily Crockett, comme celui de beaucoup d’autres, est de voir une majorité démocrate au Sénat assez large pour inscrire l’avortement dans la loi. Un texte démocrate en ce sens a échoué cette semaine, faute de voix suffisantes. Pour cette maman, il s’agit aussi de protéger sa fille de 12 mois : "J’ai choisi de l’avoir, et je l’aime de tout mon cœur, et si c’était à refaire, je recommencerais. Mais je veux qu’elle aussi, elle ait le choix."