La France insoumise et ses alliés proposent dans leur programme commun pour les élections législatives de "désobéir à certaines règles européennes" afin de répondre aux urgences écologiques et sociales. Le but affiché est d’appliquer leur programme et de mettre fin à la construction d’une Europe libérale. Mais les spécialistes du droit européen mettent en garde contre "un pari politique dangereux" pour l’avenir de l’Union européenne.
C’était l’un des principaux points d’achoppement des négociations entre La France insoumise (LFI) et le Parti socialiste (PS) en vue des élections législatives des 12 et 19 juin, voire le plus important : la désobéissance aux traités européens.
Le programme porté par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et repris pour les législatives comporte des mesures qui contreviennent aux règles de l’Union européenne. Investir massivement dans les services publics ou la bifurcation écologique – avec notamment la prise en charge de l'isolation des passoires thermiques – est impossible en raison des règles budgétaires européennes. Recréer un pôle public de l'énergie qui aurait pour conséquence de contrôler les prix de l'électricité et du gaz est impossible en raison des règles européennes sur la concurrence. Réorienter l'utilisation des fonds destinés à l'agriculture vers le développement du bio, l'installation de nouveaux agriculteurs et le bien-être animal est impossible en raison des règles de la Politique agricole commune (PAC).
Par conséquent, "pour être en capacité d’appliquer notre programme et respecter ainsi le mandat que nous auront donné les Françaises et les Français, il nous faudra dépasser ces blocages et être prêt·es à désobéir à certaines règles européennes", explique le communiqué commun diffusé dimanche 1er mai par LFI et Europe Écologie-Les Verts (EELV) après leur accord.
"Ce qu’on cherche ouvertement, notre objectif prioritaire, c’est le fait de pouvoir appliquer notre programme. Notre boussole reste celle des questions sociales et écologiques. Tout est construit autour de nos propositions", explique la députée européenne insoumise Manon Aubry, entre deux sessions de négociations avec le PS.
Les opposants à La France insoumise, représentants de la macronie en tête, mais aussi socialistes opposés à un accord avec LFI, accusent Jean-Luc Mélenchon de préparer un "Frexit" qui ne dirait pas son nom. "Il est écrit noir sur blanc dans notre communiqué que nous ne voulons ni sortir de l’UE, ni sortir de la monnaie unique", répond Manon Aubry qui voit dans ces critiques "une instrumentalisation évidente".
En revanche, La France insoumise et ses alliés assument leur stratégie en affirmant que la France et d’autres États désobéissent déjà aux règles européennes. Ils citent notamment la fameuse règle des 3 % de déficit, "violée à 171 reprises entre 1999 et 2018" sans qu’aucune sanction n’ait jamais été prononcée, le refus de la France d’appliquer la directive sur le temps de travail pour les militaires, la suspension par Paris du décret d’application prévoyant l’obligation du contrôle technique des deux-roues, le fait que les Pays-Bas et l’Allemagne aient contrevenu pendant plusieurs années aux règles encadrant le niveau d’excédant commercial censé ne pas dépasser durablement 6 % du PIB et, bien sûr, le non-respect par la Pologne et la Hongrie des droits des personnes LGBT et des exilés, ainsi que leurs attaques contre l’indépendance de la justice.
"À nous d’être prêts au rapport de force"
"Hormis les cas de la Pologne et de la Hongrie, ce ne sont pas des violations de même nature", estime Cécilia Rizcallah, spécialiste en droit européen et enseignante à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. "Des violations ponctuelles ou accidentelles, il en existe effectivement depuis le début de la construction européenne, poursuit-elle. Il n’y a jamais un respect parfait des règles, même au sein d’un État. Mais cela ne remet pas en cause tout le système et les principes fondateurs de l’UE, contrairement à ce que compte faire, de manière totalement délibérée, La France insoumise."
"La désobéissance dont il est question avec cette union de la gauche en France se rapproche quand même davantage de la situation en Hongrie et en Pologne que des autres exemples mis en avant", abonde Vincent Couronne, docteur en droit européen et chercheur associé au Centre de recherche Versailles Saint-Quentin Institutions publiques, directeur du site de fact-checking Les Surligneurs. "D’autant que dans son communiqué commun avec EELV, LFI cite le respect de l’État de droit et des libertés fondamentales. Or, le fait de promettre de désobéir, c’est déjà une atteinte aux valeurs fondamentales."
La France risquerait alors l’ouverture par la Commission européenne d’une procédure d’infraction, puis une possible condamnation par la Cour de justice de l’Union européenne à des sanctions financières, comme en 2005 lorsque l’État français fut condamné à payer plusieurs dizaines de millions d’euros pour ne pas avoir modifié sa législation sur la pêche.
Les insoumis font valoir de leur côté que les sanctions mettent du temps à tomber, que les États ont la possibilité de faire appel et qu’elles sont rarement appliquées. Ils estiment également que le statut de la France au sein de l’UE inciterait Bruxelles à ne pas s’en prendre frontalement à Paris.
Toutefois, en affirmant haut et fort sa volonté de ne pas respecter certaines règles européennes, la France provoquerait à n’en pas douter une crise politique en Europe. La France insoumise l’assume et entend trouver des alliés dans son bras de fer avec Bruxelles.
"Ce n’est pas un but en soi de provoquer une crise, mais ce sera sans doute une conséquence de notre désobéissance. À nous d’être prêts au rapport de force et de nous donner les moyens de pouvoir transformer l’UE. Et dans les outils à notre disposition, il y a ce que représente et pèse la France, deuxième économie de l’UE, mais aussi la possibilité de trouver des alliés comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal qui sont des États qui ont déjà mené la fronde sur les questions budgétaires", avance Manon Aubry.
"C’est un pari qui peut fonctionner, mais qui est dangereux"
"Le problème, c’est qu’il faut un accord à l’unanimité pour modifier les traités et qu’on n’imagine mal les 27 États membres, et en particulier les pays du nord, réputés plus frugaux, tomber d’accord sur les positions de La France insoumise, souligne Cécilia Rizcallah. Même pour le plan de relance post-Covid-19, il a été très compliqué d’obtenir l’accord des 27 et il a fallu revoir à la baisse les ambitions."
"C’est un pari qui peut fonctionner, mais qui est dangereux, nuance Vincent Couronne. Bien sûr, les autres États membres peuvent décider de se mettre autour de la table avec la France pour négocier de nouveaux traités. Mais ils pourraient aussi partir du principe que Paris a ouvert la boîte de Pandore. À partir du moment où la France dit qu’elle peut s’extraire des règles européennes, cela renforcera l’idée des Polonais et des Hongrois qu’ils peuvent le faire également. Et même si les insoumis expliquent que les raisons de la désobéissance ne sont pas de même nature, peu importe, chacun verra midi à sa porte."
Manon Aubry estime que la gauche n’a plus le choix si elle souhaite mener des politiques sociales et écologiques ambitieuses. Pour elle, "le pari politique, c’est plutôt de se lier aux règles austéritaires" ou "c’est celui du renoncement". "Mais ça, on a déjà essayé avec François Hollande", lance-t-elle en guise de tacle à l’ancien chef de l’État, qui juge sévèrement l'accord conclu entre le PS et LFI.
"Les objectifs sont peut-être louables, mais le principe de primauté du droit européen sur le droit des États est sous-tendu par le fait que tout le monde le respecte, insiste toutefois Cécilia Rizcallah. Une désobéissance sauvage remettrait en cause les règles les plus fondamentales. Cela pourrait être mortel pour la construction européenne."
Un point de vue contesté par La France insoumise et ses alliés, qui estiment au contraire que leur stratégie est la seule qui puisse permettre "l’avènement à venir d’une Europe sociale promise à chaque élection depuis quarante ans".
À cela près que leur détermination pourrait tout simplement être stoppée nette par la justice française. Un agriculteur lésé par la réorientation de la Politique agricole commune (PAC), comme le promet la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, pourrait saisir un juge qui condamnerait alors l’État pour non respect du droit européen. Le plan des insoumis ne dit pas s’ils iraient jusqu’à contester une décision de justice de leur propre pays.