Au lendemain d’un débat marqué par des convergences entre le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, le sociologue Ugo Palheta dénonce l’engrenage d’une rhétorique et d’une politique qui pourrait conduire l’extrême droite au pouvoir.
"J’ai lu votre livre avec beaucoup d’attention. Et à part quelques incohérences, j’aurais pu le signer, ce livre", a lancé Marine Le Pen à Gérald Darmanin, jeudi 11 février, sur le plateau de France 2. Une déclaration qui résume assez bien la proximité idéologique entre la patronne du Rassemblement national et Gérald Darmanin, auteur d’un essai intitulé "Le Séparatisme islamiste" (Éditions de l'Observatoire, 2021), tous deux venus débattre du projet de loi du gouvernement "confortant le respect des principes de la République", actuellement en cours d’examen à l’Assemblée nationale.
Le rendez-vous devait marquer les différences entre le gouvernement et l’extrême droite sur la question du "séparatisme". Il a au contraire été le théâtre de plusieurs convergences, le ministre de l’Intérieur reprochant même à Marine Le Pen de ne pas se montrer suffisamment radicale : "Madame Le Pen, dans sa stratégie de dédiabolisation, en vient quasiment à être dans la mollesse, je trouve. Il faut prendre des vitamines, je ne vous trouve pas assez dure, là", a-t-il ironisé.
Pour le sociologue Ugo Palheta, maître de conférence à l'Université de Lille, le débat de jeudi soir a donné à voir ce qu’il décrit dans son livre, "La Possibilité du fascisme" (La Découverte, 2018) : à savoir une dérive du champ politique sur le terrain de l’extrême droite, dont l’éventuelle accession au pouvoir devient chaque jour de plus en plus crédible.
France 24 : Vous avez écrit un livre dans lequel vous décrivez les mécanismes en cours qui pourraient amener l’extrême droite au pouvoir en France. Le débat entre Gérald Darmanin et Marine Le Pen en est-il l’illustration ?
Ugo Palheta : Malheureusement oui, car on est dans une fuite en avant dans la démagogie xénophobe. On discute pendant deux heures de la place des musulmans dans la société française alors même que nous vivons une crise sanitaire et économique. Ce débat signale une fois de plus que la majorité macroniste, en perte de vitesse, cherche à chasser sur les terres de l’extrême droite. Et même si les stratégies sont un peu différentes dans la manière de stigmatiser l’islam, on observe des convergences et une surenchère qui va jusqu’à renier certains fondements de la laïcité. Car il est très clair que la liberté d’exercice des cultes est remise en cause par le projet de loi sur le "séparatisme". Plusieurs représentants de toutes les religions ont d'ailleurs affirmé leurs craintes hier soir. Quant à Marine Le Pen, sa proposition d’interdire tous les signes religieux ostensibles dans l’espace public est tout simplement contraire à la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, ce qui ne doit pas surprendre puisque sa famille politique a toujours été opposée aux Lumières et aux valeurs d'égalité.
C’est la dérive du champ politique vers l’extrême droite que vous décrivez dans votre livre ?
À mesure que la crise politique s’approfondit et que le gouffre se creuse entre la population et les élites, le pouvoir a tendance à jouer davantage la carte identitaire, ce qui profite à l’extrême droite. Mon livre décrit un engrenage qui a démarré bien avant Emmanuel Macron. C’était déjà le cas avec François Hollande, Nicolas Sarkozy ou Jacques Chirac. Dès lors que vous adhérez au cadre néolibéral, vous mettez en place des politiques qui dégradent les conditions de vie de la majorité de la population. Dans le même temps, le Front national, devenu Rassemblement national est parvenu à capter une partie de la colère sociale en la détournant sur un prétendu ennemi de l’intérieur que seraient les immigrés et les musulmans. Le pouvoir cherche donc à combler le déficit de confiance de la population en reprenant une partie importante du vocabulaire et des propositions de l’extrême droite, pour espérer grappiller des voix. C’est ce qu’ont fait Jacques Chirac au début des années 1990 avec sa phrase sur "le bruit et l’odeur" ou Nicolas Sarkozy en 2007, et c’est ce que fait aujourd’hui Emmanuel Macron avec une stratégie qui part du principe que les classes populaires sont avant tout préoccupées par les questions identitaires alors qu'elles souffrent surtout de leur situation sociale. Le problème, c’est que plus on va sur le terrain de l’extrême droite et plus l’extrême droite progresse : Jean-Marie Le Pen avait fait 18 % au second tour en 2002, Marine Le Pen 34 % en 2017, et elle est annoncée dans un récent sondage à 48 % pour la prochaine élection.
Marine Le Pen présidente en 2022, c’est une vraie possibilité désormais ?
Oui, il faut regarder les choses en face. Compte tenu de la pénétration des idées de l’extrême droite dans le champ politique et médiatique, avec de plus en plus de chroniqueurs venus de cette famille politique sur les chaînes d’information en continu, et des scores électoraux du Rassemblement national, c’est aujourd'hui une possibilité crédible. D’autant qu’Emmanuel Macron n'a pas cessé d'accentuer la dérive autoritaire de l'État. Le néolibéralisme qu'il incarne est forcément autoritaire : on ne peut pas mettre en place une série de mesures qui appauvrissent largement, qui généralisent la précarité, sans qu’il y ait de la contestation. Or face aux oppositions, le pouvoir use d’une stratégie très brutale de maintien de l’ordre en réprimant les mouvements sociaux, comme on a pu le voir avec les Gilets jaunes. Tout cela nous emmène vers le pire. En quatre ans, Emmanuel Macron a fait progresser l’extrême droite.