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L’évitement fiscal, un jeu de cache-cache à 427 milliards de dollars par an

Une étude chiffre pour la première fois de manière précise et pays par pays les pertes de recettes fiscales dues à l’optimisation fiscale des multinationales et des super-riches. L’ardoise s’élève à 427 milliards de dollars par an et les principaux responsables de ce système sont quatre pays européens.

L’évasion et l’optimisation fiscales coûtent 427 milliards de dollars chaque année aux pays du monde. Pour la première fois, le prix de ce jeu de cache-cache entre les multinationales, les super-riches et les fisc nationaux a pu être évalué de manière précise par l’ONG Tax Justice Network, dans son rapport annuel, publié vendredi 20 novembre.

Différentes estimations des recettes fiscales perdues à cause de transferts de fonds dans des paradis fiscaux — variant de 90 milliards de dollars à 650 milliards de dollars annuels — circulent depuis des années. Mais les chiffres publiés dans cette nouvelle étude représentent l’évaluation la plus précise à ce jour car ils reposent sur une petite révolution financière obtenue après d’une décennie de lobbying des associations de lutte contre l’évasion fiscale.

La France perd 20 milliards de dollars par an

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a accepté de publier pour la première fois, en juillet 2020, des données fiscales, pays par pays, permettant de déduire la part des profits des multinationales qui échappent à l’impôt dans les États où elles opèrent. 

Ces données demeurent encore incomplètes : elles sont anonymisées — c’est-à-dire qu’on ne sait pas, par exemple, combien Google, Facebook ou Apple réussissent à économiser en jonglant avec les règles fiscales irlandaises ou luxembourgeoises —, et certains pays importants, comme l’Allemagne, ont refusé de transmettre leurs chiffres ou l’ont fait de manière incomplète. Mais, “avant cela, c’était le désert total, et maintenant on a fait un pas de géant grâce à ces informations qui nous permettent d’avoir une bonne vision d’ensemble”, explique Markus Meinzer, spécialiste de l’évasion fiscale pour Tax Justice Network, contacté par France 24.  

Ces nouvelles données démontrent que l’optimisation fiscale des multinationales coûte bien plus cher aux États (245 milliards de dollars de recettes fiscales perdues chaque année) que l’évasion fiscale des contribuables privés, qui est évaluée à 182 milliards de dollars par an par les auteurs de l’étude.

La précision des chiffres de l’OCDE a même permis d'avoir une estimation de l’argent perdu pour chacun des pays du globe. Les grandes fortunes et les multinationales priveraient ainsi le fisc français de 20,2 milliards de dollars grâce à des montages financiers légaux ou non. En valeur absolue, ce sont les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni qui pâtissent le plus de ces pratiques.

Mais les grands perdants sont clairement les pays pauvres ou en voie de développement. Ainsi, le Soudan ou la République centrafricaine perdent l’équivalent de plus de 25 % de leurs recettes fiscales totales chaque année à cause de l’optimisation et l’évasion fiscale, tandis que pour la France ou l’Allemagne, c’est à peine 3 %.

“L’Axe de l’évitement fiscal”

Le tribut payé par les nations les moins avancées apparaît d’autant plus lourd aux auteurs du rapport que “les principaux coupables de ce système sont les pays riches”, affirme le spécialiste de l’évasion fiscale. L’étude vient, en effet, tordre le cou à l’un des principaux clichés sur les paradis fiscaux : qu’il s’agirait essentiellement de petites îles perdues dans les Caraïbes ou en Océanie. 

Les quatre pays qui facilitent le plus les abus des règles fiscales par les multinationales et les grandes fortunes sont de riches nations nichées au cœur de l’Europe. Le Royaume-Uni avec sa “toile de petites îles”, comme les Îles Caïmans, se place en tête de ce classement, suivi du Luxembourg, de la Suisse et des Pays-Bas. Ces pays, que les auteurs de l’étude ont surnommés “l’Axe de l’évitement fiscal”, sont responsables de près de 45 % de toutes les recettes fiscales perdues par l’ensemble des pays du globe à cause de l’optimisation fiscale des multinationales.

À côté de ça, les États que l’Europe a inscrits sur sa célèbre liste noire des paradis fiscaux ne jouent pas dans la même division. Ces douze “juridictions fiscales non coopératives”, formées essentiellement de petites îles comme les Samoa, Trinité-et-Tobago, ou encore le Vanuatu, “ne sont responsables que de moins de 2 % des pertes de revenus fiscaux”, souligne Markus Meinzer. Pour les auteurs de l’étude, cette liste illustre toute l’hypocrisie de la position européenne dans la lutte contre l’évasion fiscale.

Taxer les multinationales ?

“Un tel système fiscal mondial qui fait perdre 427 milliards de dollars aux États n’est pas seulement défectueux, il est programmé pour échouer. Programmé par des gouvernements, sous la pression des multinationales et des puissantes nations qui en profitent, pour donner la priorité aux intérêts des plus riches au détriment du reste de la population”, regrette Alex Cobham, directeur de l’ONG Tax Justice Network en conclusion du rapport.

Un système dont les conséquences “sont encore plus dramatiques pour les pays en voie de développement en cette période de pandémie de Covid-19”, ajoute Markus Meinzer. Les recettes fiscales que ces pays ne perçoivent pas chaque année à cause de ces pratiques “correspondent à plus de 50 % de leurs budgets de santé combinés”, notent les auteurs de l’étude. 

En d’autres termes, “les pays riches qui ont favorisé ces abus des règles fiscales sont en partie responsables du sous-investissement chronique des pays pauvres dans les systèmes de santé ce qui fait qu’ils sont beaucoup moins bien équipés pour faire face aujourd’hui à la crise sanitaire”, regrette Markus Meinzer.

“Les professionnels de santé qui se retrouvent en première ligne dans ces pays dans des hôpitaux sous-équipés doivent ressentir les applaudissements et encouragements des responsables politiques comme autant d’insultes. Cette crise doit faire prendre conscience aux décideurs qu’il faut enfin faire payer les multinationales et les très riches pour avoir des services publics qui fonctionnent correctement partout dans le monde”, résume Rosa Pavanelli, secrétaire générale de l’Internationale des services publics, un syndicat international de travailleurs du secteur public, en réaction à la publication de ce rapport.

Pour les auteurs du rapport, deux mesures d’urgence permettraient d’apporter un peu de justice fiscale dans la gestion de la crise sanitaire. Ils avancent, d’une part, l’idée d’une taxe sur les profits extraordinaires réalisés par certaines multinationales durant la pandémie. Une manière de viser Amazon, par exemple, dont les ventes ont explosé depuis le début de la crise sanitaire et qui est connu pour sa politique agressive d’optimisation fiscale. D’autre part, ils proposent l’instauration d’un impôt ponctuel sur la fortune qui servirait à financer un “fonds Covid-19” pour aider les pays les plus pauvres à faire face à la crise sanitaire.