Le Dakota du Sud est l'un des États qui comptent la plus grande proportion d'Amérindiens aux États-Unis. Se sentant délaissée par le gouvernement et les partis, cette catégorie de la population vote moins que la moyenne, malgré les tentatives d'activistes pour inverser la tendance.
Rapid City, Dakota du Sud. La ville de 70 000 habitants se surnomme elle-même la "ville des présidents" en raison de sa proximité avec le célèbre mont Rushmore où sont sculptés à même la montagne les visages de quatre des présidents les plus marquants de l'histoire des États-Unis : George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln. Le président Donald Trump rêve d'y ajouter la sienne.
Rapid City capitalise beaucoup sur cette attraction touristique. Pourtant, le monument est bien plus ambivalent qu'il n'y paraît. Car le Dakota du Sud est aussi le lieu de vie de nombreux Amérindiens. Selon le dernier recensement en date effectué en 2010, 8,3 % de sa population se définit comme amérindienne, ce qui en fait le troisième État du pays, après l'Alaska et le Nouveau-Mexique, pour sa proportion de "natifs". Le sioux est une langue officielle du Dakota du Sud au même titre que l'anglais.
Or, pour les Amérindiens, le mont Rushmore constitue une profanation de leurs terres sacrées des Black Hills et une insulte à leur histoire. Selon eux, chacun des présidents représentés sur ces rochers a contribué à sa manière à la souffrance des premiers habitants des États-Unis.
À Rapid City, les Amérindiens représentent 11 % des habitants. Et, pour beaucoup, les plaies de la colonisation sont encore à vif. À l'image de Chase Iron Eyes, militant de la cause amérindienne, qui a manifesté contre la venue de Donald Trump le 4 juillet dernier.
"La colonisation n'est pas du passé"
"Nous sommes occupés illégalement par les États-Unis. La colonisation n'est pas du passé. On continue de nous considérer comme des sauvages. La mythologie créée par les Européens aujourd'hui à travers les films et les livres perpétuent cette image", explique l'avocat de 42 ans. "Aujourd'hui, les États-Unis maintiennent les Amérindiens dans une pauvreté organisée, dans des réserves qui ne sont rien d'autre que des camps de prisonniers."
I cannot bear another day in oppressed misery
I cannot for the life of me stand to breathe without privilege
Class privilege
We create wealth
I cannot stand to beg anothers currency
My lot is not to be here for your philanthropy
I am a man
You are on my land#landback
Chase Iron Eyes est considéré comme appartenant au peuple sioux. Un terme qu'il refuse, attribuant son origine aux colons. L'activiste travaille pour le Lakota People's Law Project, qui se bat pour la défense des droits des populations amérindiennes du Dakota du Sud. Au cours des dernières années, l'ONG a notamment travaillé sur l'accès au vote des Amérindiens alors que l'État, profondément républicain, les en a longuement privés : le droit de vote leur a été refusé jusqu'aux années 1950.
"Voter a beau signifier participer au système qui nous colonise, il est important de le faire tout de même", estime Chase Iron Eyes. "À chaque nouvelle élection, les Amérindiens s'impliquent davantage."
"Nous sommes occupés illégalement par les États-Unis. La colonisation n'est pas du passé. On continue de nous considérer comme des sauvages"
— Romain Houeix (@RHoueix) October 28, 2020Pour autant, il juge sévèrement les deux candidats en lice pour la présidentielle. Pour l'activiste amérindien, l'actuel locataire de la Maison Blanche, Donald Trump, est un "fou qui mène au fascisme et à la tyrannie". Il n'est pas moins critique de son rival démocrate : "Joe Biden est juste un autre visage de l'oligarchie. Au moins, lui se soucie des apparences : on ne se fera pas tirer dessus ouvertement et on aura quelqu'un en face avec qui négocier", ironise-t-il.
Sa préférence va à "ce bon vieux Bernie Sanders", le sénateur socialiste et rival malheureux de Joe Biden à la primaire démocrate. Quoi de plus logique ? L'engagement de ce dernier dans la lutte contre l'Oléoduc XL de Keystone, situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Rapid City, a marqué les esprits.
Pauvreté et précarité
Néanmoins, la politique américaine peine à passionner les populations natives. Elles ont des problèmes bien plus pressants. Dans les réserves, avec un taux de chômage avoisinant les 50 %, la pauvreté est omniprésente, tout comme la misère sociale et les problèmes d’addiction.
"C'est une des raisons pour lesquelles beaucoup d'entre nous ne votent pas. Ils doivent d'abord lutter contre la pauvreté et la précarité. Il est beaucoup plus simple de voter quand on vit dans des belles maisons sur les terres volées à nos ancêtres", juge Chase Iron Eyes.
Pour s'en sortir, ils sont de plus en plus nombreux à faire le choix de quitter les réserves et de chercher du travail en ville. Quand ils n'en trouvent pas, ils grossissent les cohortes de sans-abri, comme à Rapid City. Dans les rues du centre-ville, on les voit errer à la recherche de leur prochain repas et d'un peu de chaleur face à un hiver déjà rude en cette fin octobre.
Mélanie Timm est la directrice du Hope Center, le seul centre d'accueil de jour pour sans-abri de la ville. La petite bâtisse leur offre des repas chauds, des vêtements, la possibilité de faire une lessive ou d'être aidé dans des démarches pour sortir de la rue ou retrouver un travail. Le centre aide entre 200 et 300 personnes par jour. Mélanie Timm estime que 85 % de "ses invités" sont amérindiens.
Écoutez Melanie Timm parler de son travail dans cette vidéo de @taharhani pic.twitter.com/XIS6QLicLY
— Romain Houeix (@RHoueix) October 28, 2020"Rapid City se situe au carrefour de plusieurs réserves. Beaucoup d'Amérindiens viennent pour trouver du travail en dehors de leur réserve mais cela se passe rarement comme prévu", explique la directrice du Hope Center. "La rue peut être dangereuse pour les sans-abri, voire violente. Il y a de l'animosité entre les sans domicile fixe amérindiens et les autres."
Le racisme "omniprésent"
"Le racisme est omniprésent ici. Le maire, la police, le KKK [organisation suprémaciste blanche]… Ils harcèlent les Amérindiens", explique Jon, un des "invités" du Hope Center. Blond aux yeux bleus, il n'a pas l'apparence typique des Amérindiens. Et pour cause, il est métis, à la fois descendant d'Irlandais et d'Amérindiens. Cette dernière identité est cependant la plus importante pour lui. Il se dit militant de "la cause". La nuit, il patrouille pour protéger les siens qui n'ont pas d'abri.
"Le racisme est omniprésent ici. Le maire, la police, le KKK... Ils harcèlent les Amérindiens"
— Romain Houeix (@RHoueix) October 28, 2020Mélanie Timm encourage ses “invités” à voter, bien qu'elle estime qu'aucun des deux candidats ne s'engage vraiment sur le sujet des sans-abri : "C'est un sujet complexe et sensible. Or les politiciens préfèrent les problèmes simples avec des solutions simples", estime-t-elle, amère.
Jon, pourtant, n'est pas certain de voter : "Ma philosophie est la suivante : démocrates et républicains sont les deux ailes d'un même oiseau", juge-t-il, en réajustant le bandana qui ne quitte pas ses cheveux. "On nous demande de choisir le moindre mal. Je le refuse. Je veux quelqu'un qui nous représente et qui se batte pour nos droits."
"Je vais voter démocrate comme j'ai toujours voté démocrate", explique quant à elle Maria Makes Him First, 34 ans, aux traits déjà fatigués. "Mais beaucoup d'entre nous ne le font pas. Ils ont l'impression que leur voix n'est pas importante. C'est triste. La jeune génération doit s'intéresser à la politique pour changer les choses."
Cordelia a elle vote Trump il y a quatre ans. Elle dit que ça lui a coûté beaucoup d'amis. Elle ne pense pas recommencer cette année même si elle s'amuse beaucoup avec le drapeau pic.twitter.com/2LIloP9To2
— Romain Houeix (@RHoueix) October 28, 2020Jusqu'au mois de mars, elle travaillait au centre des droits civiques de Rapid City. Mais la pandémie de Covid-19 lui a fait perdre son travail, comme des millions d'autres Américains. Incapable de continuer à payer son loyer, elle vit désormais dans la rue.
La réserve de Pine Ridge confinée, pas le Dakota du Sud
La pandémie de Covid-19 affectant particulièrement les populations vulnérables, l'année 2020 n'a pas été tendre avec les Amérindiens. Face à l'inaction de l'État du Dakota du Sud, qui n'a jamais confiné la population, les autorités tribales prennent eux-mêmes les choses en main. Devant la recrudescence de cas en cette fin octobre, elles ont décrété un isolement d'une semaine de la réserve de Pine Ridge, où vit d'ordinaire Chase Iron Eyes.
Personne ne rentre, personne ne sort de la réserve. Une équipe de deux Amérindiens vêtus de gilets jaune fluo est chargée de contrôler tous les véhicules se présentant sur la longue route qui serpente au milieu des plaines enneigées et qui mène à l'entrée nord-ouest de Pine Ridge. Une tâche dont ils s'acquittent avec sérieux malgré le froid extrême. Sur le piquet, la politique est là encore loin des préoccupations.
"Je n'y ai jamais réfléchi mais en tant qu'Amérindien, je pense qu'aucun des deux candidats ne me représente ou est capable de changer les choses pour moi", explique Derek. "Je n'irai pas voter. Il est trop tard pour obtenir une carte d'identité afin de le faire. Surtout avec le Covid-19."
Comment dans ces conditions imaginer un jour un président amérindien à la tête des États-Unis ? Aucune des personnes interrogées n'ose se l'imaginer, sauf Chase Iron Eyes, qui se veut optimiste : "Si un jour, un des deux partis choisit un Amérindien comme candidat, alors je pense qu'il sera élu. Ce sera le signe que les États-Unis ont changé."