
Alliée de longue date de l'Azerbaïjdan, la Turquie lui a rapidement apporté son soutien dans le conflit qui l'oppose à l'Arménie au Haut-Karabakh. Le président turc Recep Tayyip Erdogan ira-t-il jusqu'à s'aliéner la Russie, qui ne veut pas d'un conflit dans le sud du Caucase ?
Depuis dimanche, le Haut-Karabakh se trouve une fois de plus au centre d'un jeu de puissances. Ce territoire grand comme le Liban au cœur des montagnes Zangezour du sud du Caucase est au centre d'une dispute entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan depuis plus d'un siècle. Soutien traditionnel de Bakou, Ankara semble vouloir s'immiscer dans le conflit malgré les mises en garde de la Russie, garante de la paix dans la région.
La Russie est la puissance incontournable au Caucase. Si elle entretient des relations plus étroites avec l'Arménie qu'avec l'Azerbaïdjan, elle vend des armes aux deux. Erevan reste son allié privilégié, l'Arménie ayant rejoint des alliances politiques, économiques et militaires dominées par Moscou, notamment l'Organisation du traité de sécurité collective.
Et depuis trente ans, la Russie, membre aux côtés de la France et des États-Unis du groupe de Minsk, intervient pour éteindre les flambées de violence, comme en 2016, lors de la "guerre de quatre jours" qui a fait une centaine de morts.
La Turquie en démonstration de puissance
Depuis que le Haut-Karabakh a proclamé unilatéralement son indépendance vis-à-vis de l'Azerbaïdjan en 1991, avec le soutien de l'Arménie, aucune négociation du groupe Minsk n'a abouti. Un statu quo dont s'accommode la Russie, mais qui est remis en cause par la Turquie.
Le président turc souhaite qu'Ankara dispose d'un rôle diplomatique dans la résolution de cette crise : "Les récents développements donnent à toutes les parties prenantes dans la région une occasion de présenter des solutions réalistes et équitables", a affirmé Recep Tayyip Erdogan.
Avec l'éclatement du conflit, dimanche 27 septembre, entre les forces arméniennes et azerbaïdjanaises, le président turc n'a pas attendu pour rappeler l'échec de la communauté internationale à trouver une solution. S'exprimant depuis Istanbul dès le lendemain des premiers combats, Recep Tayyip Erdogan a estimé qu'il était temps pour l'Azerbaïdjan "de prendre les choses en main, qu'il le veuille ou non".
"Aux côtés de nos frères"
Dès cet été, Ankara a augmenté son implication dans ce conflit en soutenant l'Azerbaïdjan, pays turcophone. Début août, l'Azerbaïdjan et la Turquie ont lancé deux semaines d'exercices militaires conjoints dans des domaines aussi variés que l'artillerie ou la défense aérienne. Pour la Jamestown Foundation, un institut de recherche et d'analyse basé à Washington, il s'agit du "plus grand du genre dans l'histoire récente de la coopération militaire entre les deux pays".
De hauts responsables de la défense azerbaïdjanaise se sont également rendus en Turquie, où le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a déclaré : "Le monde entier doit savoir que les relations entre la Turquie et l'Azerbaïdjan sont celles de deux pays, mais un seul peuple."
Fin août, c'est au tour du ministre de la Défense turc de se rendre à Bakou, où il rencontre le président Ilham Aliyev, à qui il assure que "dans la lutte de l'Azerbaïdjan pour la libération de ses terres occupées, la Turquie et ses 83 millions d'habitants, seront aux côtés de ses frères."
"La Turquie de 2020 est différente de la Turquie des années 1990. À cette époque, la Turquie n'était pas capable de participer militairement à ce conflit. Désormais, les dirigeants turcs sont plus péremptoires et clament qu'ils soutiendront l'Azerbaïdjan si l'Azerbaïdjan le demande", explique Torniké Gordadzé, de Sciences Po à Paris, lors d'un débat sur France 24. "C'est une combinaison de facteurs internes et externes. La Turquie est désormais beaucoup plus proactive et n'hésite pas à envoyer des forces militaires à l'étranger – nous les avons vues en Syrie, en Irak et en Libye."
La Turquie veut revenir sur la scène internationale
Recep Tayyip Erdogan poursuit sa stratégie de retour de la Turquie au premier rang des puissances internationales.
Ainsi, ces dernières années, la Turquie s'est imposée sur plusieurs terrains : dans le nord-est de la Syrie, en Irak pour lutter contre les milices kurdes, dans la guerre civile libyenne. Plus récemment, les forces turques se sont opposées à la Grèce dans un conflit autour de forages en Méditerranée orientale.

Ces derniers mois, le président turc a également concentré ses critiques sur la France, pourtant autrefois modèle d'inspiration pour le père fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, mais désormais raillé par les islamistes de l'AKP au pouvoir. Recep Tayyip Erdogan va jusqu'à défier la France dans son pré carré en Afrique de l'Ouest, où Ankara étend son influence.
Pour Laurence Broers de l'institut Chatham House, basé à Londres, "ce que nous voyons est un soutien turc explicite et accru, indique-t-il lors de ce débat sur France 24. Nous assistons à un changement des relations entre [la Turquie et l'Azerbaïdjan] avec des échanges et des rencontres entre les responsables de la Défense des deux pays. Je pense que la Turquie voit peut-être ce conflit [du Haut-Karabakh] comme un autre théâtre régional où elle peut accroître son influence sur la scène internationale. Et l'occasion de faire la démonstration de son équipement militaire, puisque développer ce dernier est un impératif national."
Les enjeux plus importants pour la Russie
Cependant, Laurence Broers souligne que cette nouvelle posture ne signifie pas que la Turquie "cherche à s'impliquer plus activement ou chercherait une confrontation directe avec la Russie".
"Il s'agit davantage de mises en garde que d'engagements directs. La Turquie veut garder la possibilité de nier avoir des soldats sur le terrain", explique-t-elle.
Ankara reste un nouveau venu par rapport à la Russie dans le Caucase du Sud et pour Laurence Broers, c'est bien Moscou qui a les cartes en mains pour résoudre le dernier conflit en date au Haut-Karabakh.
"Les enjeux [sont] nettement plus importants pour la Russie, car la principale source d'influence de Moscou dans le Caucase du Sud est la nature non résolue de ce conflit", explique-t-il. D'autant plus que la Russie serait inévitablement impliquée dans tout conflit dans la région.
"La Russie est la seule puissance extérieure à avoir des obligations conventionnelles en cas de guerre. C'est peut-être donc la puissance extérieure qui est la plus investie dans l'évitement d'un conflit à grande échelle."
Moscou a ainsi reproché ces derniers jours à Ankara de "jeter de l'huile sur le feu" en encourageant Bakou dans son offensive. Et mercredi soir, sans pointer directement du doigt la Turquie, la diplomatie russe s'est dite "très préoccupée" du déploiement dans le conflit du Haut-Karabakh de "terroristes et de mercenaires étrangers" venant de "Syrie et de Libye", deux terrains où Ankara est actif militairement avec ses alliés locaux. L'Azerbaïdjan et la Turquie ont démenti, retournant l'accusation contre Erevan.
L'ingérence militaire d'Ankara n'est pas établie, seule l'Arménie l'affirme jusqu'ici et accuse la Turquie d'avoir déployé ses avions F-16, de fournir des pilotes de drones et des spécialistes militaires.
Une intervention militaire directe turque constituerait un tournant majeur et une internationalisation du conflit, un éventuel scénario catastrophe, dans une région où de nombreuses puissances sont déjà en concurrence.
Adapté de l'anglais par Romain Houeix. Retrouvez l'article original.