
La mise à pied, mercredi et jeudi, d’une trentaine de policiers allemands qui participaient à des groupes de messagerie d’extrême droite a choqué le pays. Pas seulement à cause du contenu des discussions révélées, mais aussi de l’accumulation d’affaires similaires ces derniers temps.
Les États-Unis sont de plus en plus convaincus que leur police a un problème systémique de racisme et d’extrémisme. Mais ce n'est pas le seul pays à s'inquiéter d'une telle dérive : en Allemagne, plusieurs affaires récentes ont fait émerger le sujet, hautement sensible au vu de l'histoire du pays, dans le débat national.
La mise à pied de 30 policiers en Rhénanie du Nord-Westphalie, mercredi 16 et jeudi 17 septembre, dans le cadre d’une enquête sur cinq groupes de discussion d’extrême droite sur Internet a choqué le pays. Images d’Hitler, montages de migrants traînés dans des chambre à gaz, propos à caractère xénophobe rappelant les heures les plus sombres de l’histoire allemande y étaient échangés sans retenue.
Environ 200 incidents en 2019
Ces groupes semblent être actifs depuis au moins 2015, a déclaré un porte-parole du ministère allemand de l’Intérieur, lors d’une conférence de presse mercredi. “C’est une honte” pour la police de cette région, a-t-il précisé.
Mais pour les observateurs, ce n’est plus seulement un problème spécifique à un Land ou un autre. “Une nouvelle affaire de policier lié à l’extrême droite semble éclater tous les mois ou presque et un peu partout en Allemagne”, souligne Robert Lüdecke, expert de l’extrême droite à la fondation Amadeu Antonio, un centre de recherche et de prévention du racisme et de l’antisémitisme, contacté par France 24.

Fin 2019, des enquêteurs de la police bavaroise avaient découvert qu’une quarantaine de policiers actifs et à la retraite participaient à des forums d’extrême droite. Un peu plus tôt la même année, un réseau de survivalistes extrémistes, auquel appartenaient des policiers, a été démantelé dans le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. L’un de ces agents était même chargé de réunir des armes en vue d’éventuelles actions violentes ciblant des personnalités de gauche et soutenant la politique migratoire du gouvernement allemand. En tout, plus de 200 incidents impliquant des représentants des forces de l’ordre aux idées d’extrême droite ont été recensés l’an dernier par la radio publique Deutschlandfunk qui a mené une enquête auprès des ministères de l’Intérieur de seize Länders.
“Il est clair qu’on ne peut plus dire qu’il s’agit seulement de cas isolés”, reconnaît Jonas Grutzpalk, sociologue et professeur à l’académie de police de Rhénanie du Nord-Westphalie, contacté par France 24. “Trop longtemps, on nous répétait qu’il s’agissait de quelques fruits pourris ou d’événements locaux, mais j’espère que ce nouvel incident permettra d’accepter enfin que nous faisons face à un problème bien plus large”, ajoute Robert Lüdecke.
Sentiment d’impunité
Un problème qui provient en partie d’un malaise dans la police. “Les jeunes que nous formons à devenir policier sont souvent des hommes très sûrs d’eux, avec une forte volonté de servir l’État. Mais quand ils sont confrontés à la réalité du terrain, ils sont obligés de faire constamment des compromis, ce qui fait naître une intense frustration”, explique Jonas Grutzpalk.
Frustration qu’Internet se charge ensuite de diriger vers des idées extrémistes grâce aux fameuses “bulles de filtre” des réseaux sociaux. Dans les groupes de discussion, ces jeunes officiers sont confrontés, en continu, et sans autre son de cloche, au même discours accusant l’État de ne pas remplir sa mission d’ordre public et “en raison de leur personnalité, ils se sentent en droit de faire le travail à la place de l'État jugé défaillant”, note le sociologue.
Leur exutoire devient alors tout naturellement l’étranger dans une “Allemagne qui n’a pas réussi à se réinventer en société intégratrice au lendemain de la crise migratoire. Même notre vocabulaire - on parle d’Ausländer (celui qui vient de l’extérieur) ou de Mitbürger (le citoyen qui vit avec nous) - est toujours aussi peu inclusif”, regrette Jonas Grutzpalk.
Dans ce contexte, les discours des responsables politiques visant à minimiser le phénomène reviennent à mettre de l’huile sur le feu. “Les policiers ont l’impression que leur hiérarchie et les décideurs politiques ne vont pas prendre de vraies sanctions contre ces débordements, ce qui leur procure un sentiment d’impunité”, souligne Robert Lüdecke.
Pour lui, l’Allemagne est en train de faire la même erreur que dans les années 1990 avec le groupe terroriste néo-nazi NSU. À l’époque, les autorités refusaient d’envisager la possibilité d’une menace d’extrême droite dans une Allemagne qu’elle voulait croire guérie de ses démons du passé. Résultat : les membres de ce groupuscule ont pu agir en toute impunité pendant près d’une décennie.
Ce parallèle semble un peu excessif, selon Jonas Grutzpalk. “Dans mes cours [à l'académie de police], la seule menace politique dont nous parlons est celle d’extrême droite. Pas celle d’extrême gauche, ni islamiste !”, affirme-t-il, soulignant que, cette fois-ci, l’institution policière est consciente du danger. Il reconnaît, cependant, que l’image que les autorités ont de l’extrême droite à surveiller est peut-être un peu vieillotte. “Il est encore beaucoup question des canons historiques allemands avec Hitler et les néo-nazis, et très peu de cette ‘Nouvelle Droite’ pourtant très en vogue sur Internet et qui séduit de plus en plus”, précise-t-il.
Pas encore un problème systémique à l’Américaine
Si les deux experts s’accordent à dire que le ver de l’extrémisme ronge la police allemande de l’intérieur, ce n’est pas encore un problème systémique à l’américaine, estiment-ils. “Aux États-Unis, on a l’impression que la police est un État dans l’État, ce qui n’est pas encore le cas en Allemagne, où on réussit quand même à sanctionner les policiers qui enfreignent les règles”, affirme Robert Lüdecke. Pour Jonas Grutzpalk, “la grande différence avec une dérive systémique est que si l’Allemagne suit une trajectoire dangereuse, il est encore temps de la rectifier".
Un premier pas pour revenir dans le droit chemin serait déjà d’évaluer l’ampleur réelle des dégâts grâce à une étude nationale sur l’extrême droite dans la police. Les Verts et les sociaux-démocrate du SPD (l’une des composantes du gouvernement) demande depuis longtemps à remplir ce vide statistique, mais Horst Seehofer, le très conservateur ministre de l’Intérieur ne veut rien entendre. Après les révélations sur les policiers extrémistes de Rhénanie du Nord-Westphalie, il a encore répété qu’une telle étude risquerait de jeter, à tort, le discrédit sur toute l’institution policière.
Pourtant, “cela permettrait d’apporter un peu de rigueur scientifique dans un débat qui suscite actuellement surtout beaucoup d’émotion et de passion”, note Jonas Grutzpalk. Des sentiments qui font le jeu des extrêmes, et notamment du parti populiste Alternative für Deutschland (AfD), craint Robert Lüdecke. “En l’absence de débat raisonnable avec des données précises, on laisse le champ libre à la propagande de l’AfD qui se nourrit si bien de la peur des gens”, affirme-t-il.
Avoir une meilleure compréhension du mal permettra, aussi, de mieux adapter la réponse à apporter, ce qui est urgent, notent les deux experts. Car sinon, le scénario leur semble écrit d’avance et il n’a pas de happy end. D’un côté, “les policiers vont se perdre dans leur réalité nationaliste parallèle, ce qui va les déconnecter des vrais problèmes et les empêcher de faire correctement leur travail”, note Jonas Grutzpalk. De l’autre, “la défiance de la population à l’égard de l’institution policière ne va faire que grandir et les gens risqueront de ne plus oser se tourner vers elle”, analyse Robert Lüdecke. Un scénario à l’américaine, en somme...