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Dermatose : entre abattage et vaccinations, des impératifs sanitaires et commerciaux
Derrière la gestion sanitaire de la dermatose nodulaire contagieuse en France se joue un arbitrage économique majeur. Entre abattage massif des cheptels et vaccination généralisée, l’État privilégie une stratégie d’éradication rapide afin de préserver le statut "indemne" de la France, clé de l’export. Un choix contesté par une partie du monde agricole, qui dénonce une politique dictée moins par l’épidémiologie que par les marchés.
Des agriculteurs français bloquent l'autoroute A61 à Villefranche-de-Lauragais, en Haute-Garonne, le 16 décembre 2025. © Benoit Tessier, Reuters

C'est la stratégie adoptée naturellement par le gouvernement français. Depuis le début de l'épizootie de dermatose nodulaire contagieuse (DNC) en juin dernier, l'État tente de contenir la propagation de la maladie en se basant sur "trois piliers" : l'abattage systématique du cheptel dès la détection d'un cas, la vaccination et la restriction de mouvements.

La DNC est gérée comme une maladie à éradiquer rapidement, et l'outil historique pour cela en Europe est l'abattage total du foyer dès qu'il est identifié. Condition indispensable au maintien du statut "indemne" de la France qui permet d'exporter sans restrictions.

La gestion sanitaire de la crise, chapeautée par la ministre de l'Agriculture Annie Genevard, suscite la colère de nombreux éleveurs et agriculteurs. Si le gouvernement a décidé, mardi 16 décembre, d'amplifier la vaccination des bovins contre la DNC dans le Sud-Ouest, certains syndicats agricoles réclament la généralisation de cette vaccination aux 15,7 millions de bovins en France.

La veille, la ministre avait défendu la stratégie gouvernementale d'abattage systématique des bovins dès la détection d'un cas dans un troupeau, suivi d'une vaccination des bêtes dans un rayon de 20 kilomètres autour de l'exploitation et de l'interdiction de tout déplacement des bovidés.

Les syndicalistes de la Confédération paysanne et de la Coordination rurale – opposés politiquement, mais unis dans leurs revendications – multiplient les rassemblements et opérations coup de poing contre cette stratégie. Ils demandent une vaccination totale des troupeaux contre la DNC et le recours à l'abattage sélectif, plutôt que l'abattage total.

Mais pour l’État, cette stratégie ne relève pas d’un simple arbitrage politique. Elle s’appuie sur un cadre réglementaire européen contraignant, qui érige l’éradication rapide de la DNC en impératif sanitaire, mais aussi commercial.

Abattage total et vaccination par zones

L'Union européenne (UE) classe la DNC en "catégorie A" en vertu de la loi relative à la santé animale (règlement 2016/429), ce qui signifie que la dermatose ne se manifeste normalement pas dans l'Union et qu'elle nécessite une "éradication immédiate lorsqu'elle est détectée".

Les règles européennes de lutte prévoient, pour les maladies de ce type, le "dépeuplement" du foyer, le nettoyage, la désinfection, les restrictions de mouvements et la mise en place de zones réglementées.

Un autre texte "socle" – le règlement (UE) 2020/687 – prévoit quant à lui que "l’autorité compétente peut ordonner la mise à mort préventive, ou l’abattage d’animaux des espèces répertoriées dans les zones réglementées temporaires lorsque la situation épidémiologique l’exige".

La DNC se transmettant par les insectes, l'abattage est considéré comme la méthode la plus "sûre" pour couper rapidement la chaîne de transmission dans l'élevage foyer, dans un contexte où l'objectif officiel est l'éradication.

Aujourd'hui, la France applique la logique européenne (catégorie A), notamment par le biais de son arrêté du 16 juillet 2025. La ligne gouvernementale répétée publiquement consiste ainsi en l'abattage total dans le foyer confirmé, et la vaccination autour ("en anneaux", étendue par zones plutôt que nationale).

Le statut "indemne" et ses conséquences commerciales

Mais, comme l'affirme Stéphane Galais, porte-parole de la Confédération paysanne, syndicat classé à gauche, l'abattage total du troupeau aurait surtout une "justification économique".

C'est d'ailleurs cette proposition que soutient explicitement la FNSEA, premier syndicat agricole, qui met en avant le risque économique d’une vaccination généralisée qui induirait la perte du statut "indemne" et des contraintes d'export.

Évoquant "un risque pour la pérennité de la filière", Culture Viande, organisation des syndicats de l'abattage et de la découpe, ajoute quant à elle que la perte de ce statut aurait des effets immédiats et durables sur les échanges.

En effet, parce qu'elle est une maladie de catégorie A, la DNC déclenche des restrictions commerciales dès qu'un pays n'est plus considéré "indemne", et ce, même quand la maladie n'est pas dangereuse pour l'humain.

Selon les standards internationaux de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA), un pays qui vaccine contre la dermatose nodulaire contagieuse ne peut plus être considéré comme "indemne" et doit, de fait, commercer comme un territoire infecté, avec des exigences sanitaires renforcées.

Ce changement de statut n’est donc pas neutre. Il implique par ailleurs des délais avant que le pays puisse redevenir officiellement "indemne" (14 mois au minimum), conditionnés à l’arrêt de la vaccination, à l’absence de circulation virale et à une surveillance renforcée.

La vaccination, qui protège efficacement les animaux, modifie donc durablement le régime sanitaire sous lequel un pays ou une zone échange. Aussi, tant que la vaccination n'est pas nationale, les zones où la maladie n'a pas été confirmée peuvent continuer à exporter. C’est ce coût réglementaire, plus que le risque sanitaire en tant que tel, qui cristallise les réticences de l’État et des filières exportatrices à vacciner massivement.

Et pour cause, à l'été 2025, dès l’apparition des premiers foyers de DNC en France, certains partenaires commerciaux ont immédiatement réagi. Le Royaume-Uni a par exemple annoncé la suspension ou le renforcement des contrôles sur certaines importations bovines françaises, actant de facto la perte du statut "indemne". Une réaction qui illustre la sensibilité extrême des marchés aux signaux sanitaires, indépendamment du caractère non zoonotique de la maladie – c'est-à-dire qui ne peut pas se transmettre à l'humain.

Pour ce qui est de la grippe aviaire, certains pays ont continué à interdire les importations depuis la France après la mise en place d'une vaccination nationale et annuelle, et ce malgré son statut "indemne" retrouvé.

L'enjeu est donc double pour les autorités françaises : contenir la maladie sur le plan vétérinaire mais surtout éviter un effet domino sur les échanges internationaux.

L'idée est donc que plus l'on garde la maladie éradiquée localement, plus la France peut défendre un commerce basé sur le zonage et la reconquête rapide du statut "indemne". À l'inverse, si la France basculait en vaccination nationale, elle changerait de régime, protégerait certes ses animaux mais dégraderait son profil sanitaire pour le commerce international.

Qui gagne, qui perd ?

Partageant le parti de la FNSEA, les Jeunes agriculteurs avertissent qu'une "vaccination massive précipitée" aurait "des conséquences économiques extrêmement lourdes" et permettrait à des pays concurrents de prendre des parts de marché.

Face à ces deux organisations, la Confédération paysanne et la Coordination rurale – deux syndicats d'éleveurs et agriculteurs, l'un classé à gauche, l'autre proche de l'extrême droite – demandent de concert la fin de l'abattage systématique et l'extension de la vaccination à tout le pays. La Coordination rurale pousse, elle, davantage pour un "abattage sélectif" des animaux réellement atteints de DNC.

Ces syndicats font valoir que les coûts de l'éradication sont supportés en premier lieu par les éleveurs touchés, confrontés à l’abattage total de leur cheptel, à une rupture d’activité et à des délais de reconstitution dudit cheptel parfois longs, malgré les indemnisations promises.

À l’inverse, les bénéfices du maintien du statut "indemne" profitent principalement aux filières tournées vers l’export, ainsi qu’aux acteurs de l’aval de ces filières – abattage, découpe, commerce de gros – dont les flux dépendent fortement de la stabilité sanitaire.

Un déséquilibre qui alimente la contestation, les éleveurs dénonçant une politique qui sacrifie localement les exploitations au nom d’un intérêt macroéconomique.

D’un point de vue épidémiologique, la littérature scientifique européenne a montré par le passé que la vaccination massive peut être un outil très efficace.

Lors de la grande vague d'épizootie qui a touché les Balkans (Grèce, Bulgarie, Macédoine du Nord, Serbie, Albanie, Monténégro et Kosovo) à partir de 2015, l'UE a coordonné des campagnes de vaccination massive du bétail. Une stratégie qui s'est avérée extrêmement efficace : entre 2016 et 2017, le nombre de foyers déclarés a chuté d'environ 95 % dans la région. En 2018, aucun nouveau foyer n’a été signalé dans cette zone, suggérant que la combinaison de la vaccination et de mesures de contrôle avait permis d'interrompre l'épidémie au bout de quelques années de campagne continue.

Face à cette contestation grandissante, le gouvernement tente désormais d'ouvrir le jeu, sans remettre en cause le principe de l'abattage total.

"Nous allons organiser une politique massive, rapide, déterminée de vaccination le plus vite possible en la territorialisant de façon à rassurer les éleveurs", a précisé mardi la ministre de l'Agriculture, Annie Genevard, qui s'est dite "ouverte à l'extension de la zone" de vaccination.

Mais en choisissant de faire de l'export la boussole de sa stratégie sanitaire, l'État prend le risque d’un décrochage durable avec une partie du monde agricole, qui ne se reconnaît plus dans une politique perçue comme économiquement rationnelle, mais socialement insoutenable.