logo

Avec la lourde condamnation du journaliste Khaled Drareni, le régime algérien montre les muscles

Le journaliste Khaled Drareni, critique du pouvoir algérien, a été condamné, lundi, à trois ans de prison ferme. Une peine qui a surpris ses confrères. Le verdict porte une forte valeur symbolique pour le régime, affaibli en 2019 par une mobilisation populaire d’ampleur.

Le verdict a pris tout le monde de court. "Immoral", "Terrifiant", "Cruel"… Les réactions indignées de journalistes et défenseurs de la liberté d'expression tombent en cascade en Algérie depuis la condamnation à trois ans de prison ferme, lundi 10 août, du journaliste Khaled Drareni. Directeur du site d'information en ligne Casbah Tribune et correspondant de TV5 Monde et Reporters sans frontières (RSF), il était accusé "d'incitation à attroupement non armé" et "d'atteinte à l'unité nationale", en lien avec sa couverture du "Hirak", le mouvement populaire qui a secoué l'Algérie pendant plus d'un an. Une telle sentence n'était pas attendue par ses confrères, dont beaucoup, choqués, ont appelé à sa libération. Une pétition dans ce sens, signée par des centaines de personnes dont de très nombreux journalistes, a été mise en ligne sur Casbah Tribune.

— Mustapha Benfodil (@Mus_Benfodil) August 10, 2020

"Le dossier de Khalid Drareni s'apparente vraiment à un acharnement qui nous révolte parce que le dossier est vide, s'indigne Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'Homme. Les chefs d'inculpation sont infondés. Il a été poursuivi pour son travail de journaliste, pour ses opinions, il n'y a aucune raison qu'il soit en prison. C'est un signal envoyé non seulement aux journalistes mais aussi à toutes les voix discordantes, libres. C'est un énorme camouflet pour la liberté d'expression en Algérie mais aussi pour la justice."

Dans le collimateur

Avec son physique athlétique, son franc-parler et ses critiques parfois virulentes du régime, Khaled Drareni, 40 ans, est devenu en 2019 très populaire auprès des partisans du "Hirak", notamment auprès des jeunes Algériens. Il a contribué, y compris par ses interventions sur TV5 Monde, à informer sur la mobilisation pour un changement de régime, depuis un pays comptant très peu de correspondants de médias étrangers.

Très actif et très suivi sur les réseaux sociaux jusqu'à son arrestation et son incarcération le 29 mars près d'Alger, le journaliste compte 147 000 abonnés sur Twitter, ce qui lui donnait un pouvoir considérable et l'a placé de facto dans le collimateur des autorités. Au cours de l'audience, il lui a notamment été reproché d'avoir critiqué le système politique sur son compte Facebook et d'avoir relayé le communiqué d'une coalition de partis politiques en faveur d'une grève générale, affirme RSF. Lors de son procès, le journaliste avait assuré n'avoir fait que son "travail en tant que journaliste indépendant", et exercé "son droit d'informer".

"Juridiquement, la nouvelle constitution adoptée en 2016 protège la liberté de la presse, et on ne saurait se retrouver en détention pour un délit de presse. Donc, ce qui lui a été reproché, c'est d'avoir incité des gens à manifester par sa couverture des manifestations", explique à France 24 Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. "Ce qui est vraiment navrant, c'est que le président Tebboune, lorsqu'il a pris ses fonctions dès décembre 2019, appelait à une Algérie nouvelle, plus démocratique et ouverte."

Cinquante-cinq "détenus d'opinion" incarcérés

La justice algérienne a multiplié ces derniers mois les poursuites judiciaires et les condamnations de militants du "Hirak", d'opposants politiques, de journalistes et de blogueurs, malgré la suspension du mouvement depuis la mi-mars en raison de l'épidémie de Covid-19. Certains journalistes ont été accusés par le régime de semer la discorde, de menacer l'intérêt national ou d'être à la solde de "parties étrangères". Plusieurs sont en prison, comme le journaliste Toubal Ali Djamel, condamné le 14 juillet en appel à 15 mois ferme pour ses publications sur Facebook, et les convocations par la police sont monnaie courante. Selon un décompte du Comité national pour la libération des détenus (CNLD), 55 "détenus d'opinion" sont encore incarcérés, la plupart pour des publications sur Facebook.

"L'Algérie, pionnière en matière de la libre expression et de la presse dans la région depuis trois décennies, ne peut se permettre de renoncer à ces acquis si chèrement arrachés par des générations de journalistes et de militants, au prix d'énormes sacrifices et des années de lutte contre l'arbitraire, l'obscurantisme, l'autoritarisme et le terrorisme", déplore le secrétaire général du Syndicat national des journalistes Kamel Amarni dans un communiqué publié après la condamnation de Khaled Drareni.

"Il était aussi un militant pour la démocratie"

D'autres journalistes, dont l'écrivain Abed Charef, mettent en avant le militantisme de Khalid Drareni, au-delà de son travail de journaliste, et s'étonnent que cet aspect ne soit pas mis en avant. "Khaled Drareni n'a pas été condamné pour avoir juste fait son métier, comme le disent nombre de ceux qui prétendent le défendre. Il était aussi un militant pour la démocratie, les libertés, pour un ordre nouveau. Nier l'aspect militant qu'il déployait dans son travail est inadmissible, et dévalorisant pour lui."

Pour Khaled Drareni Khaled Drareni à été condamné lundi 10 août 2020 à une peine de trois ans de prison ferme. Il a...

Publiée par Abed Charef sur Lundi 10 août 2020

"Khalid était très engagé, il était dans l'enthousiasme du mouvement", confie un journaliste algérien basé à Alger préférant garder l'anonymat. Choqué par la condamnation de lundi, il signale lui aussi que le travail de Khalid Drareni se situait à la frontière entre le journalisme et l'activisme, un jeu dangereux dans le contexte politique actuel. "La condamnation intervient dans un climat très tendu au sein du pouvoir. Le régime est très paranoïaque, il faut faire très attention à ce que l'on dit, rester dans la déontologie et l'objectivité. Ce que je lui reprochais, c'est de travailler à la fois pour un média étranger, et d'être insultant, de traiter certaines personnes de traîtres à la nation".

Selon ce journaliste, qui avoue avoir été lui-même à de nombreuses reprises convoqué par la police, la liberté d'expression n'est pas davantage en péril qu'avant en Algérie avec cette condamnation, qui illustre plutôt la nécessité impérieuse de rester objectif pour éviter la prison. "On peut travailler, même si ce n'est pas évident. Il faut forcer la donne. Le système ne joue pas le jeu, c'est à nous de le faire et d'être irréprochables."

"Khalid Drareni s'est retrouvé malgré lui un symbole, une fenêtre du 'Hirak' sur l'international, explique Luis Martinez, spécialiste de l'Algérie au Ceri-Sciences-Po. Il a péché par excès d'enthousiasme et de volonté de changement et a porté le mouvement, certain que le régime serait mis à bas. Mais les forces politiques sont toujours bien là. Elles veulent montrer que la page de la transition présidentielle de 2019 est tournée. Le régime fait passer le message aux Algériens qu'être journaliste pour une chaîne française ou une ONG ne couvre en rien, ne permet pas de dire ce que l'on veut."

L'Algérie figure à la 146e place (sur 180) du classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par RSF. Elle a perdu 27 places en cinq ans.