Apple et Google mettent leurs outils à la disposition des gouvernements pour assurer un respect du confinement et tracer les personnes atteintes par le coronavirus. De rares voix s’élèvent en France pour avertir des dérives d’une société sanitaire mondiale qui place les individus sous surveillance numérique.
Est-ce un effet de la stratégie du choc ? En plein désastre sanitaire, de nouvelles normes sécuritaires attentatoires aux libertés s'imposent. Plus de 80 % des Français sont favorables à un traçage numérique des personnes atteintes du Covid-19. C’est l’enseignement d’un sondage réalisé le 26 et 27 mars par l’université britannique d’Oxford. Les citoyens du pays des droits de l’homme ont-ils abdiqué devant le virus ? Sont-ils prêts à sacrifier leur liberté pour leur sécurité ?
"C’est le premier enseignement de cette crise sur lequel il faut profondément réfléchir", explique Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) situé à Paris. "A l’évidence, il y a chez nos concitoyens une très mauvaise perception des risques induits par une cybersurveillance globale." Le traçage numérique via la géolocalisation des portables a été développé par de nombreux pays dans l’urgence et la peur.
Une réflexion en retard sur les évènements
Les outils numériques étaient prêts depuis longtemps. Pas la réflexion sur leurs utilisations dans un contexte sanitaire exceptionnel. Même en Occident, il n’y a pas eu de concertation avec les ONG, les juristes spécialistes des libertés fondamentales et la société civile. En France, le Comité consultatif national d’éthique – qui regroupe des personnalités du monde académique, des entreprises et de la société civile – reconnaît une phase de "sidération et de repli sur soi" devant la propagation de la maladie, une période qui n’a pas encouragé les débats. Résultat : de la Chine à l’Europe en passant par l’Afrique, des milliards de personnes se retrouvent dans le collimateur des traqueurs numériques du Covid-19.
Au nom d’une centaine d’ONG, Amnesty International a fait part de son désarroi, le 8 avril, devant l’édification d’un Big Brother sanitaire. "La pandémie de Covid-19 ne saurait servir d’excuse pour vider de sa substance le droit à la vie privée." En fait, cette crise sanitaire en révèle beaucoup d’autres : crise de confiance envers la classe politique, envers les nouvelles technologies, envers la science… "Le Covid bouleverse notre paysage, ajoute Antoine Garapon, il faut faire avec cette nouvelle donne tout en gardant nos boussoles pour protéger nos libertés." Et de pointer la principale menace : la mainmise des acteurs privés sur nos données personnelles. "Il ne faut pas se leurrer, prévient-il, les États n’ont pas les moyens de mettre en place ces technologies de surveillance. In fine, les entreprises qui remplissent cette mission voudront être payées et réclameront en échange de disposer des données."
Est-ce le risque avec la proposition avancée le 10 avril par Apple et Google, à savoir mettre à la disposition des États un outil commun pour tracer les malades ? Cette collaboration entre les deux géants du web est suffisamment inédite pour inquiéter. "Ce serait un suicide politique et une violation terrible de la souveraineté populaire, explique Frans Imbert-Vier, PDG d'Ubcom, société spécialisée dans la protection du secret numérique. Aucune entreprise américaine ne peut promettre la confidentialité."
Franck Leroy, spécialiste de ces questions, auteur de deux ouvrages sur la surveillance, nourrit les mêmes craintes. "La surveillance est un immense marché stratégique et géopolitique. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Les entreprises de ce secteur profitent de la crise sanitaire pour vendre leurs technologies et je doute qu’elles se contentent de ce drame pour amortir leurs investissements."
Des lois d’exception qui pourraient passer dans le droit commun ?
Denis Salas juge également la situation préoccupante. Magistrat et essayiste, il redoute une surenchère sécuritaire. La prochaine étape pourrait ressembler à ce qu’on a connu dernièrement avec les lois d’exceptions sur le terrorisme : l’insertion dans le droit commun des mesures exceptionnelles prises par le gouvernement pour confiner et surveiller la population. "Aujourd’hui, on laisse les États empiéter sur nos libertés sans réagir car il faut défendre le droit à la vie, explique-t-il. Or, ce droit ne doit pas être hégémonique. Une démocratie ne peut pas vivre exclusivement dans un État sanitaire même si l’urgence du moment nous y contraint. La démocratie doit rester ce qu’elle est : la défense de la pluralité des droits, dont celui de circuler librement et de protéger sa vie privée."
Denis Salas s’étonne que la plus haute juridiction française, la Cour constitutionnelle, se soit mise en pause, renvoyant après le 30 juin 2020 l’examen des mesures prises par le gouvernement durant l’état d’urgence sanitaire. "C’est un mauvais signe et un mauvais coup porté aux droits fondamentaux comme s’ils devaient être placés hors-jeu en état d’urgence sanitaire, affirme Denis Salas. Or, il faut imaginer ensemble une sortie de crise qui ne s’appuie pas sur les modèles des États dictatoriaux ou autoritaires comme la Chine ou la Corée du Sud."