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Grippe espagnole et coronavirus : "On a changé d’échelle et de monde"

Dans l'un de ses discours à la nation, le président Emmanuel Macron a décrit le covid-19 comme la "plus grave crise sanitaire depuis un siècle". Il y a 100 ans, c'est en effet la grippe espagnole qui sévissait dans le monde. Pour autant, les deux pandémies sont-elles comparables ?

Entre 30 et 50 millions de morts dans le monde, voire même 100 millions pour les estimations les plus hautes. La grippe espagnole, qui a sévi dès 1918, en pleine Première Guerre mondiale, jusqu'en 1919, a marqué l’Histoire. Dans son discours à la nation jeudi 12 mars, Emmanuel Macron y a fait référence en décrivant le covid-19 comme la "plus grave crise sanitaire depuis un siècle".

"Aujourd’hui tout est absolument différent"

Depuis l’accélération de la crise du coronavirus, les comparaisons se multiplient entre ces deux pandémies. "On reparle aujourd’hui de la grippe espagnole parce qu’à l’époque, cela a été saisissant. C’est la plus grosse crise sanitaire que le monde ait jamais connu en terme de bilan démographique. Il y avait bien eu la peste noire, mais c’était à l’échelle du monde d’alors [de 1347 à 1353, elle  aurait causé entre 25 à 34 millions de victimes en Europe, NDLR]", rappelle Anne Rasmussen, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). "Mais en même temps, cela n’a rien à voir avec le covid-19. Aujourd’hui, tout est absolument différent. Il faut faire attention à ne pas utiliser des comparaisons qui feraient plus peur qu’elles ne seraient explicatives", précise cette spécialiste de l’histoire des sciences.

Les deux pandémies appartiennent tout d’abord à des familles de virus différentes. La grippe espagnole est de type A (H1N1), tandis que le covid-19 est un coronavirus. Les deux sont des infections respiratoires avec des symptômes communs comme l’état grippal, l’écoulement nasal ou encore la fièvre. "Mais ce qui a causé beaucoup de mortalité en 1918, ce sont des pneumonies et des pleurésies purulentes. Les gens étaient asphyxiés. Ils avaient l’impression de se noyer", décrit Anne Rasmussen. "Concernant le coronavirus, le directeur général de la santé Jérôme Salomon a mis en en valeur les différences entre le virus de la grippe et le covid-19. Le profil clinique, l’aspect de la maladie, la gravité, les signes biologiques et radiologies ne sont pas les mêmes.

Le covid-19 ne semble pas non plus s’attaquer aux mêmes tranches d’âge. Alors que le coronavirus, touche tout particulièrement les personnes âgées ou déjà malades, "la population privilégiée dans la mortalité grippale de 1918, a été les jeunes adultes. C’est une question épidémiologique qui continue à intriguer. On essaie toujours de le comprendre surtout qu’on dispose désormais du décryptage ADN du virus de 1918", explique l’historienne. "Un des éléments de réponse est que la grippe avait déjà circulé en particulier durant l’épidémie de 1889. Des gens qui avaient pu être en contact avec cette grippe dans leurs jeunes années pouvaient se retrouver trente ans plus tard partiellement immunisés".

#1J1P Mon soldat du jour, Louis Dumoulin, pas encore 18 ans mort d'une "pneumonie grippale" (grippe espagnole certainement) à l'hôpital de Besançon le 12 septembre 1918. pic.twitter.com/S0CMiYVd7w

  Hélène Urli (@helurli) 13 décembre 2017

Le virus de la grippe espagnole n’a été identifié qu’en 1933

Mais l’une des différences fondamentales demeure dans l’identification du virus, selon Anne Rasmussen : "A l’époque, on ne connaissait pas l’agent pathogène de la grippe pandémique. Sans cette connaissance, on n’avait pas la possibilité de concevoir des vaccins, ce qui était la solution miracle depuis Pasteur [la première vaccination humaine fut celle d'un enfant contre la rage le 6 juillet 1885, NDLR]. On savait bien qu’on avait à faire à une grippe et qu’elle était contagieuse, mais on n’était pas encore en mesure de voir les virus car ils étaient trop petits. Il faudra attendre les microscopes électroniques".

Le virus de la grippe espagnole ne sera finalement identifié qu’en 1933. Aujourd’hui, les progrès de la science sont considérables. "On a décrypté l’ARN [Les coronavirus sont des virus à ARN simple brin enveloppé, une version en quelque sorte simplifiée de l'ADN, NDLR] du covid-19 en quelques jours, alors que pour le sida il a fallu quelques années", souligne la spécialiste de l’histoire de la médecine.

Il y a un siècle, alors que la Grande Guerre sévit en Europe, les pays touchés par la grippe espagnole se retrouvent dans un profond état de dénuement. En quelques semaines, le virus se propage et traverse l’Atlantique. Il est diffusé notamment par le corps expéditionnaire américain qui arrive en renfort sur le front européen.

En l’espace de quelques mois, elle se transforme en pandémie. Après l’Europe, elle touche le reste du monde en trois différentes vagues. Les décès se comptent en millions. La médicalisation n’est alors pas comparable à ce qu’elle est aujourd’hui. L'accès aux hôpitaux n'est pas généralisé et les malades ne bénéficient pas de nos techniques modernes de réanimation ou des antibiotiques nécessaires pour soigner les complications entraînées par la maladie.

Octobre 1918, l'Orléanais Henri Soudé consigne les conseils anti #grippe dans son journal. #1GM #WW1 #GrippeEspagnole #H1N1 pic.twitter.com/5jWXZe93UW

  Archives d'Orléans (@ArchivesOrleans) 10 janvier 2018

"Nous sommes beaucoup plus armés aujourd’hui"

Face à cette catastrophe, les pays adoptent des comportements très différents. En France, où la grippe espagnole fera 240 000 morts, il y a quelques interdictions de rassemblements ou des fermetures de lieux publics, mais rien de comparable avec le confinement actuel. La priorité est alors donnée à la poursuite de l’effort de guerre. "En 1918, ils vivaient des moments décisifs avec des offensives ou des contre-offensives. On ne pouvait pas empêcher de circuler car les autorités considéraient que cela était impossible pour la poursuite des opérations. Il fallait que les troupes et les permissionnaires puisent bouger", raconte Anne Rasmussen. "D’autre part, il y avait cette sensation que cela ne servait à rien. La politique était plus à un isolement individuel des grippés identifiés".

Dans les années qui suivent, alors que le monde est de nouveau en paix, la parenthèse de la grippe espagnole se referme. Des recherches scientifiques sont entreprises à l’entre-deux-guerres, mais ce n’est qu’en 1948 avec la création de l’Organisation mondiale de la Santé que des réseaux de surveillance se développent à l’échelle internationale.

Après cette pandémie, d’une ampleur inégalée, le monde en connaît plusieurs : la grippe dite de Singapour en 1957, celle de Hong Kong en 1968 et celle du A(H1N1) en 2009. "On a tiré énormément de leçons de chacune de ces épidémies en ayant un système de veille qui est beaucoup plus performant. Nous sommes beaucoup plus armés aujourd’hui", insiste Anne Rasmussen. "N’ajoutons pas de la peur à la peur. Nous sommes déjà dans un climat assez anxiogène On a changé d’échelles et de monde. Il y a des motifs d’espoir, de recherche et d’efficacité. On peut espérer avoir des moyens thérapeutiques à brèves échéances contre le covid-19".