Alors que la Tunisie célébrait mardi le neuvième anniversaire de la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, le pays semble de nouveau dans l’impasse politique. Privés de gouvernement, les Tunisiens aspirent plus que jamais à voir leurs préoccupations économiques et sociales, racines de la révolution, prises à bras-le-corps.
C'est un anniversaire en demi-teinte. Neuf ans après la révolution qui a chassé du pouvoir le président Zine el-Abidine Ben Ali, la Tunisie peine à consolider sa jeune démocratie. Car si l'ambiance était plutôt festive sur l'avenue Habib Bourguiba, à Tunis, mardi 14 janvier, les Tunisiens restent dans l'attente de véritables changements.
"Beaucoup de familles ont afflué sur l’avenue Bourguiba dans une ambiance bon enfant, assez pacifique, décrivait mardi Lilia Blaise, correspondante de France 24 en Tunisie. Mais il y a un sentiment d’attente pour la situation politique qui peine à se structurer puisque la Tunisie n'a toujours pas de nouveau gouvernement depuis les élections législatives d’octobre".
Au terme de plus de douze heures de débats et d'un marathon de négociations de dernière minute, le Parlement a en effet clairement rejeté, dans la nuit du 9 au 10 janvier, le cabinet proposé par Ennahdha, par 134 voix sur 219.
Ennahdha, qui ne contrôle que 54 sièges sur 217, "n'a pas pris la juste mesure du message des électeurs", analyse le politologue Selim Kharrat, de l'ONG Al Bawsala, observatoire de la vie publique tunisienne. La formation a eu une stratégie "hégémonique", bien qu'elle ait "perdu la position majoritaire qu'elle avait depuis la révolution".
Un coup dur, donc, pour la première force politique d'une Assemblée très morcelée mais une situation peu surprenante selon Vincent Geisser, politologue et sociologue, chargé de recherche au CNRS, au regard des dernières élections legislatives.
"Cette démocratie est plurielle. Cela se traduit dans les urnes par une fragmentation de l’électorat et de la représentation nationale. Il n’y a donc pas vraiment de majorité absolue au Parlement, analyse Vincent Geisser sur France 24. Les islamistes qui déclarent avoir gagné les élections ont une majorité très relative qui ne leur permet pas de former un gouvernement islamiste et encore moins un gouvernement de coalition. L’échec du vote de confiance est à l’image de l’émiettement du Parlement et de l’électorat tunisien."
Le président Kaïs Saïed doit trouver une personnalité "rare"
Il revient désormais au président Kaïs Saïed, farouche critique du système parlementaire, de désigner un autre Premier ministre capable de convaincre les députés. Une course contre la montre car le chef de l'État a dix jours pour engager des consultations afin de trouver "la personnalité jugée la plus apte", qui aura un mois pour former un gouvernement. Et c'est là que le président joue un rôle important.
"C’était un président un peu surprise qui a été élu avec un très fort score. Il peut jouer un rôle de médiateur et d’arbitre, insiste Vincent Geisser. Mais il ne faudrait pas qu’il refasse l’erreur de désigner un gouvernement qui aurait l’apparence d’indépendance et d’autonomie – ce qu’on appelle dans le monde arabe les gouvernements de technocrates et compétences – et qui serait trop lié aux partis. Peut-être faudra-t-il trouver une personnalité de la société civile, pourquoi pas une femme, qui puisse enclencher une dynamique un peu nouvelle. Les Tunisiens en ont assez de ces querelles politico-politiciennes qui paralysent la vie du pays depuis plusieurs mois voire plusieurs années."
Si le président Saïed échoue à trouver cette personnalité "rare", et que le Parlement refuse une nouvelle fois de voter la confiance, l'heure serait à la dissolution de l'Assemblée et à l'organisation de nouvelles élections. Une perspective qui pourrait contraindre les partis à revoir leur copie.
"Cela peut obliger les partis à réfléchir à des listes avec des citoyens et des membres de la société civile parce que l’un des gros échecs des partis politiques, et c’est une forme d’autisme, c’est de ne pas avoir compris le ras-le-bol des citoyens à l’égard de cette classe politique et des dérives affairistes, analyse Vincent Geisser. Un des paradoxes de cette révolution, c’est que les milieux d’affaires n’ont jamais été aussi influents dans le milieu politique tunisien. On pensait que c’était la période Ben Ali qui caractérisait la collusion entre les milieux d’affaires et politiques mais finalement l’après-révolution a renforcé cette tendance de transactions et de collusion entre les milieux politique et économique. Les citoyens attendent autre chose. Il faudra que les forces politiques prennent acte de ces aspirations pour renouveler la formation des listes et en faisant monter une nouvelle génération de politiques : des jeunes mais aussi des femmes."
Des immolations par le feu, symptômes d’une désespérance sociale
Neuf ans après la révolution, la Tunisie est toujours confrontée aux mêmes maux. Pire encore : aux mêmes manifestations de désespoir. "Il y a une attente économique face à des problèmes sociaux qui persistent et qui rappellent beaucoup les facteurs de la révolution : les conditions de travail, la pauvreté, le chômage, souligne Lilia Blaise. Le phénomène des immolations par le feu continue."
Ce phénomène, symbolisé par Mohamed Bouazizi, 26 ans, qui s'était immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid après s'être fait confisquer sa marchandise par la police, est devenu récurrent en Tunisie. Dernier épisode en date, le 9 janvier, avec un marchand de Nabeul qui protestait contre le changement de son emplacement sur le marché municipal.
"La Tunisie a fait sa révolution institutionnelle mais les problèmes sociaux comme le chômage, les inégalités, la fracture régionale restent aussi forts qu’avant la révolution qui avait provoqué la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, insiste Vincent Geisser. Les attentes des Tunisiens sont essentiellement économiques et sociales. Or, les partis politiques ont tout fait sauf répondre à ces attentes. Ils sont restés sur des enjeux purement politiciens. Les partis politiques devront tenir compte de ces attentes sinon on retournera vers un scénario que nous appelons la 'désaffiliation' politique, d’abstention politique et chronique."