
Pourquoi les deux guerres du Congo (1996-2003) sont-elles si méconnues alors qu'elles ont fait plusieurs millions de morts ? Pour le comprendre, nos reporters Nicolas Germain et Thomas Nicolon se sont rendus sur les lieux des pires atrocités, de Kisangani à Bukavu. Voici leur carnet de route, réalisé lors du tournage d’un documentaire qui sera diffusé sur France 24 en février 2020.
Première étape : quartier de Lubunga, à Kisangani
Notre pirogue motorisée traverse le fleuve Congo à vive allure. Nous accostons à Lubunga, un quartier de Kisangani, ville de plus d’un million d’habitants du nord-est de la République démocratique du Congo. Nous sautons ensuite sur des motos-taxis qui se faufilent avec aisance dans un dédale de ruelles. Nous avons rendez-vous avec Félicien Tshilumba, un habitant du quartier. Quand nous lui demandons ce qui s’est passé ici en 1997, le regard de cet homme au visage fatigué se perd dans le vide. Dix longues secondes passent avant sa réponse : "Chaque fois que je raconte ça, ça me travaille beaucoup... Quand l’obus est tombé chez nos voisins, nous étions dehors. Les éclats ont atteint ma femme et elle est morte sur le champ. Elle n’a rien eu le temps de dire."
Kisangani est la grande ville qui a été la plus ravagée par les deux guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2003). Nous sommes ici pour comprendre pourquoi ces conflits, qui ont fait des millions de morts, sont si peu connus alors que tout le monde ou presque a entendu parler du génocide des Tutsi du Rwanda. Un génocide qui est d’ailleurs à l’origine de ces deux guerres.
La première guerre du Congo débute en 1996. Le Rwanda voisin veut faire chuter le président Mobutu. Il lui reproche d’avoir accueilli, deux ans plus tôt, les génocidaires hutu qui ont fui leur pays après avoir tué 800 000 Tutsi en trois mois.
Le Rwanda et son allié l'Ouganda aident le rebelle congolais Laurent-Désiré Kabila à prendre le pouvoir. Parties de l'est du pays, les troupes de Kabila fondent sur Kinshasa en quelques mois. Mobutu s’enfuit et Laurent-Désiré Kabila devient président de la RD Congo en mai 1997. Les génocidaires hutu sont ciblés et tués. Mais pas seulement : selon le rapport du Projet Mapping établi par les Nations unies, des civils hutu – femmes, enfants, vieillards – sont également visés. Pour les auteurs de ce rapport, il existe "plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide". Des accusations que le Rwanda et son homme fort, Paul Kagame, ont toujours fermement rejeté.
La deuxième guerre du Congo commence en 1998. Laurent-Désiré Kabila veut s'émanciper de la tutelle rwando-ougandaise. Kigali et Kampala décident alors de le renverser et soutiennent la création du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un groupe rebelle de l’est du pays qui s’attaque au pouvoir de Kinshasa. Le RCD ne parvient pas jusqu’à la capitale mais il occupe une grande partie du nord et de l'est de la RD Congo jusqu'en 2003. D'innombrables massacres sont commis et les richesses minières congolaises (coltan, tungstène, or, diamants, etc.) sont allègrement pillées.
Deuxième étape : quartier de la Tshopo, à Kisangani
Toujours à Kisangani, nous nous rendons ensuite dans le quartier de la Tshopo, le plus touché par la guerre. Ici, les armées rwandaise et ougandaise ont fini par se battre entre elles, notamment pour l'or et les diamants de la région. Plus d’un millier de civils congolais sont alors tués. La population, impuissante et révoltée, assiste à l'affrontement extrêmement violent entre deux puissances étrangères qui se battent à des centaines de kilomètres de leurs frontières. Selon l’ONU, en juin 2000, quelque 6 000 obus s’abattent sur Kisangani en seulement six jours.
Kelenda Sefu Ngongo habitait sur la ligne de front. Un obus a fauché quatre de ses enfants. L'homme est âgé mais il n'a rien oublié de ce jour tragique : "J'ai vu mes enfants tomber subitement, comme ça... Ma femme n’a même pas pleuré, parce que tout cela nous dépassait. Les enfants rentraient de l’école, et on est venu les tuer, comme ça, dans notre parcelle."
À Kisangani, le cimetière pour les victimes de ces guerres ressemble à un champ abandonné. La RD Congo ne possède pas de grand mémorial comme il en existe par exemple à Kigali, au Rwanda. Le bureau local de la Fédération internationale des droits de l'Homme nous explique que c'est en raison de l'impunité qui règne dans le pays. En effet, beaucoup de rebelles qui ont commis des massacres occupent aujourd'hui des postes importants dans l'armée ou le gouvernement. Ils ne veulent surtout pas que l'on s'attarde sur leurs crimes passés.
L’avion pour rejoindre l’Est
L'autre région la plus marquée par ces guerres, se trouve dans l'est de la RD Congo, le long des frontières rwandaise et ougandaise. Nous prenons alors un petit avion qui relie Kisangani à Goma, la capitale du Nord-Kivu. Reconnaissons-le, nous ne sommes pas très sereins : le matin même, un autre appareil s'est écrasé à Goma. En RD Congo, les vols internes sont notoirement dangereux. Depuis le cockpit, le pilote ne trouve décidément pas les bons mots pour nous rassurer : "Il n'y a rien à craindre, juste un peu de brouillard et de l'orage à l'arrivée..."
Nous avons alors encore en mémoire une conversation de la veille avec un militant des droits de l'Homme. En 2011, il était à bord d'un avion qui s'est écrasé à Kisangani. Des dizaines de personnes ont trouvé la mort mais lui faisait partie de la poignée de rescapés… Heureusement, nous nous posons sans heurts à Goma. Le lendemain, changement de véhicule : nous montons à bord du bateau qui traverse le splendide lac Kivu pour rejoindre Bukavu, la capitale du Sud-Kivu, en trois heures.
Troisième étape : le village de Kaniola
À Bukavu, nous louons une voiture tout-terrain. Après plusieurs heures de route dans les collines verdoyantes du Sud-Kivu, nous atteignons le village de Kaniola. Ici, des civils congolais ont été massacrés par deux groupes armés rwandais ennemis : les anciens génocidaires hutu et le RCD (voir encadré). Chaque groupe soupçonnait la population locale de soutenir son rival.
Nous rencontrons Floride Kiriza, une jeune femme à la voix très douce. À l’âge de 5 ans, elle a été amputée d'une jambe. D'anciens génocidaires avaient ouvert le feu sur sa famille. "C’était la journée, il était 9 h du matin. Les malfrats sont entrés dans ma maison, toute la famille était là, ils ont tiré. Ma jambe a été à moitié arrachée. Ensuite, on m’a emmenée à l’hôpital et c’est là que le médecin m’a coupé la jambe et donné une béquille."
Avant de quitter Kaniola, nous filmons le village avec un drone – un autre angle pour apprécier la beauté incroyable de cette région des Grands Lacs, où tant de tueries ont été commises. Les enfants n'ont jamais vu de drone, ils sont hilares.
Au moment de rentrer à Paris, nous nous rendons compte d'une chose. Que ce soit à Kaniola, Bukavu ou Kisangani, tous nos interlocuteurs étaient porteurs du même message : tant que l'impunité régnera en RD Congo, les crimes des groupes congolais, rwandais ou ougandais ne s'arrêteront pas.
Le documentaire de 26 minutes de Nicolas Germain et Thomas Nicolon sur les guerres du Congo sera diffusé début 2020 sur France 24 dans l'émission Reporters Le Doc.