logo

Grande Guerre : quand les poilus laissaient place aux touristes

Il y a 100 ans, la paix revenait enfin en Europe. Mais les champs de bataille ne sont pas restés vides bien longtemps. Dès la fin du conflit, les premiers touristes de guerre se sont rendus sur les lieux emblématiques de la Grande Guerre.

"Pour la première fois, la Compagnie du Nord avait organisé, hier, dans la région Albert-Lens-Arras, un pèlerinage aux champs de bataille. Ce train de pèlerins fut surtout, il faut bien l'avouer, un train de curieux. Dès 6 h 30, les wagons, où presque toutes les places étaient retenues, furent envahis : 750 personnes s'y installèrent et ce fut complètement bondé que le convoi partit vers ces villes qui eurent, si souvent, les honneurs du communiqué."

Dans son édition du 12 mai 1919, le journal l'Excelsior raconte "la première excursion dans les ruines du Nord". Les canons de la Première Guerre mondiale se sont tus il y a seulement quelques mois et déjà, des touristes se rendent sur les lieux des anciens combats. "Les tranchées, les cagnas, la mitraille rouillée, fils de fer, vieux canons jonchant le sol où l'herbe ne poussera plus d'ici longtemps : tout le décor épars et tragique de la guerre dans l'amoncellement des ruines, des gravats, des abris camouflés passe devant nos yeux", décrit le journaliste envoyé sur place pour suivre ces voyageurs.

Des premiers guides touristiques durant le conflit

Cent ans plus tard, deux historiens, Yves-Marie Evanno et Johan Vincent se sont intéressés à ces pèlerins peu ordinaires. Dans leur ouvrage "Tourisme et Grande Guerre" (éditions Codex), ils ont voulu répondre à une question : comment et pourquoi le tourisme est reparti aussi vite au sortir de la guerre alors qu'on pensait l'activité sinistrée ? Avec la contribution d'une trentaine de chercheurs internationaux, les deux auteurs montrent que, contrairement aux idées reçues, la Première Guerre mondiale n'a pas été une parenthèse dans le développement du tourisme.

Avant même l'armistice du 11 novembre 1918, l'idée de visiter le front avait déjà fait son chemin. "En 1915, l'agence Thomas Cook tente déjà d'organiser un circuit des champs de bataille, mais les autorités militaires l'en empêchent. En 1917, la publication du premier guide Michelin (bataille de la Marne) prouve qu'il y a bien une attente particulière du public avant la fin de la guerre", explique Yves-Marie Evanno, chargé de cours à l'université catholique de l'Ouest et spécialiste de la Grande Guerre. "On s'imagine pouvoir regarder la guerre comme un spectacle en toute sécurité. La guerre exerce un fort pouvoir d'attractivité sur l'imaginaire des civils."

Des soldats touristes

Les soldats ne sont pas en reste. Sur des fronts éloignés et plus "exotiques", les combattants profitent de leur permission pour découvrir des lieux inconnus. Nombreuses sont les photographies d'époque montrant des soldats britanniques à dos de chameau posant près des pyramides d'Égypte. Des guides ou encore des souvenirs sont également disponibles pour les poilus français du front d'Orient cantonnés à Salonique, en Grèce. "Les pratiques touristiques prennent ainsi de nouvelles formes. Elles permettent d'occuper les permissionnaires qui, éloignés de leurs foyers, sont contraints de profiter de leurs repos loin de chez eux", résume Johan Vincent, docteur en histoire et chercheur associé à l'université Bretagne-Sud.

À l'arrière du front, l'activité touristique ne s'est pas non plus complètement arrêtée. Dès la fin de l'année 1914, les voyageurs reprennent leurs habitudes : "Les Britanniques réinvestissent par exemple la Riviera française qui, du fait des circonstances, est devenue une destination dont le rapport qualité-prix n'avait pas d'égal. Pour répondre à cette demande inattendue, l'agence Thomas Cook rouvre ses agences sur la Côte d'Azur, à Menton et à Nice, dès la fin de l'année 1914. Les compagnies de chemins de fer françaises assurent également, dès 1915, des trajets depuis Paris vers la Manche et l'océan Atlantique dans la mesure où il a été possible de le faire en tenant compte des besoins militaires", raconte Yves-Marie Evanno.

Au lendemain du conflit, les anciens champs de bataille offrent un nouveau terrain d'exploration pour ces voyageurs. La fin des combats permet de mettre en œuvre un vrai tourisme de mémoire. Des familles endeuillées souhaitent se recueillir sur les lieux où sont tombés leurs proches, tandis que d'autres veulent assouvir leur curiosité après près de cinq ans de guerre totale.

Ces démarches différentes suscitent d'ailleurs parfois des tensions, comme le souligne Johan Vincent : "Le champ de bataille perd soudainement de sa solennité. Sur certains sites, particulièrement visités, on trouve des boutiques de souvenirs, des restaurants. Il n'est alors pas rare de voir des détritus joncher le 'sol sacré'. Cette intrusion du tourisme sur le champ de bataille interpelle les anciens combattants qui, estimant que cette terre leur appartient, se sentent non seulement dépossédés, mais également écœurés que l'on puisse profiter économiquement de ce qui demeure, pour eux, une véritable tragédie".

L'effet centenaire sur le tourisme des champs de bataille

Malgré ces comportements jugés parfois irrespectueux, le tourisme des champs de bataille prend son essor à partir de l'année 1919 et devient une véritable manne financière. Mais au tournant des années 1920/1930, il fait face à un certain désintérêt. "Il est victime de la concurrence des stations balnéaires qui attirent de plus en plus les vacanciers, et de l'émergence des stations de montagne pour les élites. Le désintérêt s'accentue après 1945, puisque ce sont les plages du Débarquement qui accaparent désormais l'attention des touristes de champs de bataille", analyse Yves-Marie Evanno.

Les récentes commémorations autour du centenaire de la Première Guerre mondiale ont toutefois permis de relancer les séjours dans ces régions autrefois dévastées. Selon une étude menée par Atout France, "les sites et lieux de mémoire 14-18 ont observé une augmentation significative de leur fréquentation" et engrangé près de 110 millions d'euros de retombées sur la période 2014-2018. Mais au-delà du simple l'aspect purement économique, Yves-Marie Evanno et Johan Vincent préfèrent y voir un nouvel élan vis-à-vis de ce passé : "Au cours du centenaire, le tourisme de mémoire à contribuer à reconnecter les Français avec l'histoire de la Première Guerre mondiale".