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La Russie veut bousculer l’ordre établi en Afrique

En organisant son premier sommet avec l'Afrique et en mettant en avant la coopération militaire et de défense, Moscou se pose en défenseur de la stabilité du continent, en proie à des mouvements de contestation et au terrorisme.

En réunissant cette semaine plus d’une quarantaine de chefs d’État africains dans la station balnéaire de Sotchi à l'occasion du tout premier sommet Russie-Afrique, Vladimir Poutine a remporté avec prouesse son pari. Celui de marquer le retour en force de l’ancienne puissance communiste sur un continent dont il s’était retiré à la chute de l’Union soviétique, laissant la place aux pays occidentaux, grands vainqueurs de la Guerre froide, et à la Chine.

Pour Louis Keumayou, spécialiste de l’Afrique et président du Club de l’information africaine, l’opération de charme de la Russie à l’endroit de l’Afrique est réussie : "C’est déjà une grande réussite d’avoir pu rassembler autant de chefs d’État et de gouvernement à Sotchi alors que certains ont des problématiques de sécurité intérieure qui auraient pu les empêcher de venir."

Pendant le sommet, organisé du 22 au 24 octobre, le président russe a promis de doubler dans les cinq ans à venir les échanges commerciaux avec l'Afrique. En 2018, ceux-ci ont été évalués à 17 milliards de dollars. Bien loin des échanges commerciaux avec l’Europe (275 milliards de dollars) et avec la Chine (200 milliards de dollars).

Moscou entend s’appuyer sur les anciens régimes communistes africains comme l’Angola ou l’Éthiopie avec lesquels la Russie a entretenu des liens. Elle peut aussi compter sur ses deux grands partenaires économiques que sont l’Algérie et l’Égypte. "Ces deux pays représentent la moitié des échanges commerciaux avec l’Afrique. Et l’Afrique du Nord peut être une porte d’entrée pour la Russie sur le continent à travers la Méditerranée", estime Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe basé à Moscou. C’est d’ailleurs l’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi, président en exercice de l’Union africaine, qui a coprésidé le sommet avec Vladimir Poutine.

"Depuis la crise ukrainienne et la politique des sanctions à la fois européennes et américaines, beaucoup de marchés européens et occidentaux se sont fermés à la Russie, et l’Afrique s’est imposée comme une aire géographique intéressante pour trouver de nouveaux débouchés", a expliqué sur RFI Arnaud Kalika, spécialiste de la Russie et chercheur associé à l'Institut français des relations internationales (Ifri).

Expertise militaire et nucléaire

Lors de la réunion de Sotchi, l’ancienne puissance communiste a mis en avant son expertise militaire. Si de grands contrats d’armement n’ont pas été annoncés, la Russie a multiplié en amont les accords de coopération militaire et de défense avec plusieurs pays africains dont le Mali, en proie à la menace terroriste au nord et au centre que peine à juguler la Force conjointe du G5 Sahel.

La Russie a aussi trouvé des marchés pour son industrie nucléaire. L’Éthiopie a signé avec Rosatom, l’entreprise publique russe déjà présente en Zambie, un accord qui prévoit la création d’un réacteur expérimental pour combler son déficit énergétique. Le Rwanda, lui, est sorti du sommet avec un accord prévoyant la construction d’un centre de recherches sur le nucléaire.

Moscou s’est aussi rapproché des mines africaines en signant des accords de prospection en matières premières avec le Soudan du Sud et la Guinée équatoriale, deux pays riches en pétrole. Sur le marché africain des hydrocarbures, les géants russes Gasprom et Rosneft répondent aussi présents.

Présence renforcée dans le pré carré français

Plusieurs signes présageaient du retour de Moscou sur la scène africaine. Notamment le renforcement de la présence russe en Centrafrique. Dans ce pays riche en minerais – comme le diamant – et ravagé par la guerre civile, les Russes ont mis la main sur l’appareil sécuritaire étatique, et notamment sur les services de renseignement, dirigés par Valery Zakharov, conseiller à la sécurité du président Faustin-Archange Touadéra.

Cet ancien policier de Saint-Pétersbourg aurait aussi des liens avec le controversé Evguéni Prigojine, un proche de Vladimir Poutine qui a des intérêts dans le groupe militaire privé Wagner dont les mercenaires s’occupent de la formation des soldats centrafricains. Cette société russe qui aurait été très active dans la guerre du Donbass sécurise aussi des concessions minières d’or et de diamant pour l’entreprise russe Lobaye Invest du discret homme d’affaires Evguéni Khodotov.

L’influence grandissante de la Russie dans un pays d’Afrique francophone, pré carré de la France, inquiète Paris. "Il y a eu un certain effet d'optique ces derniers mois avec l'apparition d'une présence russe en Afrique francophone à laquelle on n'était pas habitués", explique Igor Delanoë. "Moscou a profité d’une brèche ouverte en 2017 par l’allègement de l’embargo décidé par l’ONU [contre la Centrafrique] pour mettre un pied là où elle avait déjà une forme de présence", a détaillé sur RFI Arnaud Kalika.

Dans le sens inverse, une dizaine de chefs d’État africains se sont rendus au Kremlin depuis 2015. Les dirigeants africains ont été de plus en plus séduits par un discours politique russe favorable à la stabilité des régimes, mêmes autoritaires. "Il y a des sortes de mesures proposées par les Russes aux gouvernements africains pour intensifier la coopération bilatérale en matière de sécurité avec la formation et les livraisons d’armes, le tout visant à consolider l’appareil sécuritaire pour se prémunir contre de futures contestations", explique Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe.

Ainsi, en janvier, lors d’un discours officiel, Alexandre Bregadzé, ancien ambassadeur de la Russie en Guinée-Conakry, a soutenu ouvertement le projet de révision de la Constitution qui pourrait permettre à Alpha Condé de se représenter pour un troisième mandat. "Les Constitutions ne sont ni des dogmes, ni la Bible, ni le Coran. Elles s’adaptent à la réalité. Nous vous soutenons, Monsieur le président, la Guinée a besoin de vous", avait-il déclaré.

Moscou promet la stabilité

Lors du sommet de Sotchi, Vladimir Poutine n’a pas manqué non plus de se poser en rempart contre les tentatives de renversement des régimes africains : "Plusieurs pays sont confrontés aux conséquences des Printemps arabes. Résultat : toute l’Afrique du Nord est déstabilisée… Dans cette région, mais aussi dans les zones du Sahara et du Sahel, dans la région du lac Tchad, on trouve de nombreuses organisations terroristes, notamment Daech, Al-Qaïda, Boko Haram et Al-Shebab. C’est pourquoi il nous semble important d’accroître les efforts conjoints de la Russie et de l’Afrique dans le domaine de la lutte antiterroriste."

Mais la Russie pourrait très vite se trouver en porte-à-faux avec les aspirations d’une jeunesse africaine plus favorable aux alternances et aux valeurs démocratiques. "Avec ce type de discours, il y a en effet un risque d’être en décalage avec les attentes de la société civile. La Russie en a déjà fait les frais au Soudan avec le renversement d'Omar el-Béchir [proche de Moscou]", explique Igor Delanoë.

Pour autant, la multiplication des partenaires économiques ne peut être que bénéfique pour le continent, pensent certains analystes. "Pendant longtemps, le néocolonialisme a surtout été incarné dans la partie francophone par la France. Il faut sortir du tête-à-tête avec les anciennes puissances coloniales. C’est ce que propose la Russie. La Chine a offert un volet économique, la Russie vient avec la coopération militaire", conclut Louis Keumayou.