logo

Affaire Trump-Zelenski : le complotisme comme régime présidentiel

La conversation entre Donald Trump et son homologue ukrainien, au centre de la procédure d'impeachment aux États-Unis, suggèrent que le président américain n'utilise pas seulement les théories du complot à des fins électoralistes, mais qu'il y croit.

Il voit des complots partout. Le piratage des e-mails du parti démocrate américain en 2016 ? Un coup des Ukrainiens… et non pas des Russes ! Le licenciement d'un procureur ukrainien en 2014 ? L'œuvre de son rival politique Joe Biden qui, usant alors de son influence de vice-président de Barack Obama, aurait voulu protéger son fils contre une enquête pour corruption. Ces thèses ont été démontées depuis des années, mais le président américain Donald Trump persiste et signe, apparaissant comme le complotiste en chef des États-Unis depuis le début de l'enquête parlementaire ouverte après les révélations du scandale ukrainien.

Ce n'est pas nouveau. Après tout, Donald Trump a bâti une partie de sa campagne de 2016 autour de fantasmes : que le certificat de naissance de Barack Obama était faux ou encore que la candidate démocrate Hillary Clinton était à la solde des "puissances financières internationales". Mais cette fois-ci, le président américain a évoqué les complots autour du piratage des e-mails du parti démocrate et de Joe Biden loin des projecteurs médiatiques, dans l'intimité de la fameuse discussion téléphonique avec son homologue ukrainien Volodymyr Zelenski.

De George Washington à Donald Trump

Une réalité largement passée inaperçue, tant la pression que Donald Trump aurait exercé au cours de cet appel sur son interlocuteur pour l'inciter à rouvrir une enquête sur le fils de Joe Biden a retenu l'attention médiatique. Pourtant, "alors qu'on pouvait penser jusqu'à présent que Donald Trump avait recours aux théories du complot de manière purement électoraliste, ce coup de fil semble indiquer qu'il y croit sincèrement", note Michael Butter, vice-directeur du réseau Comparative analysis of conspiracy theories in Europe et spécialiste de l'histoire américaine à l'université de Tübingen, en Allemagne, contacté par France 24.

Un complotiste convaincu occuperait donc le Bureau ovale. L'idée peut paraître choquante tant le conspirationnisme pur et dur apparaissait jusqu'à peu encore comme un phénomène cantonné aux recoins les plus sombres du Web. Mais "en réalité, la présidence Trump marque simplement un retour en arrière, car jusqu'à la deuxième moitié du XXe siècle, plusieurs présidents américains, même parmi les plus respectés, étaient des complotistes convaincus", rappelle Michael Butter. Cet expert souligne que deux des pères fondateurs des États-Unis (George Washington et Thomas Jefferson, respectivement 1er et 3e présidents du pays) étaient convaincus que les Britanniques complotaient pour priver les Américains de tous leurs droits civiques. John Adams, le deuxième président des États-Unis, "croyait en l'existence des 'illuminati' [une société secrète bavaroise soupçonnée à l'époque de vouloir influencer le gouvernement américain, NDLR] et a fait passer en 1789 la loi sur les étrangers et la sédition en partie pour se protéger de ce soi-disant danger", explique Michael Butter de l'université de Tübingen. Et la menace communiste a engendré bon nombre de théories du complot dans les sphères du pouvoir à Washington dès la révolution d'Octobre en 1917.

Un impact réel

Si la frontière entre simple paranoïa politique et théories du complot est souvent floue, il n'en reste pas moins que des dirigeants tels que John Adams ont pris des décisions politiques en se fondant sur des craintes issues de thèses infondées, comme l'existence des illuminati. Et c'est aussi ce que fait Donald Trump lorsqu'il demande à son procureur général (équivalent du ministre de la Justice), William Barr, ou à son vice-président, Mike Pence, d'aller prier Kiev de rouvrir l'enquête sur les activité du fils de Joe Biden, alors même qu'aucune preuve ne suggère qu'il a été mêlé à des affaires de corruption.

La grande différence avec les périodes précédentes est que, dans un monde toujours plus interconnecté, "il est possible que des théories du complot poussent Donald Trump à faire des choix politiques qui auront de profondes conséquences internationales", note le chercheur Michael Butter. À l'époque de John Adams ou de George Washington, les décisions politiques concernaient avant tout le territoire national.

Donald Trump se réfère aussi beaucoup plus ouvertement et fréquemment aux théories du complot que d'autres présidents américains, souligne l'expert allemand. La faute au contexte politique américain très conflictuel : "Il peut se permettre d'y faire référence pour séduire ces Américains qui y croient vraiment, car il sait que les républicains plus traditionnels, même s'ils n'y adhèrent pas, préfèreront malgré tout voter pour lui plutôt que pour un démocrate”, explique Michael Butter.

Si Donald Trump est, au final, l'héritier d'une longue lignée de présidents américains qui ont goûté aux théories du complot, cela ne signifie pas, pour autant, que cela ne représente pas un danger pour la démocratie. En effet, le conspirationnisme est devenu peu à peu, à partir du milieu des années 1950, un concept non grata au plus haut niveau du pouvoir à la faveur de deux facteurs : d'une part, l'émergence des sciences sociales, qui ont démontré que des événements étaient bien plus complexes à expliquer que ne le suggèrent des théories du complot souvent simplistes dans leurs postulats, d'autre part la Deuxième Guerre mondiale. "Elle a prouvé que les thèses conspirationnistes, comme celles du complot juif, peuvent entraîner des horreurs absolues", souligne Michael Butter. En remettant le complotisme au centre du débat politique, Donald Trump efface, en quelque sorte, tout un pan des enseignements que le monde a tiré de la folie nazie.