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Un tableau du célèbre peintre Cimabue découvert dans une cuisine, "un événement extraordinaire"

La découverte, dans une cuisine près de Compiègne, d'un tableau du XIIIe siècle du maître florentin Cimabue devrait relancer l'intérêt pour ce pionnier, annonciateur de la Renaissance. De quoi appâter les collectionneurs d'art du monde entier.

Début juin, la commissaire-priseur Philomène Wolf s’est rendue dans une maison près de Compiègne (Oise). La propriétaire des lieux, une dame âgée, lui avait demandé d’estimer ses biens et d’examiner des objets divers et variés, pour la plupart destinés à être jetés. Elle ne se doutait pas, alors, qu’elle allait faire une découverte d’envergure pour le monde de l’art.

À l’abri des regards, dans la cuisine, un petit panneau en bois a attiré l’attention de la professionnelle. Une peinture non signée mais de finition exquise, représentant la passion du Christ.

“La dame m’a expliqué que cette peinture appartenait à sa famille depuis très longtemps, mais que ça n’était qu’une icône religieuse”, se remémore Philomène Wolf pour France 24. "Elle aurait pu finir à la poubelle".

La commissaire-priseur a pressenti que cette représentation très vivante de Jésus entouré d’une foule en colère cachait une œuvre remarquable. Peint à l’œuf et fond d’or sur panneau de peuplier, le tableau ne mesure que 24 centimètres sur 20. Il semble avoir été retiré d’un plus grand ensemble et porte la marque de fabrique d’artistes transalpins de la fin du Moyen-Âge, les fameux primitifs italiens.

N’écoutant que son intuition, Philomène Wolf a montré la peinture à Éric Turquin, un éminent spécialiste des tableaux anciens basé à Paris. Après examen de la pièce, l’expert et son équipe ont établi "avec certitude" que l’artiste n’était autre que Cimabue, le légendaire maître florentin dont les œuvres connues sont si rares – et si jalousement gardées – qu’elles n’ont jamais été vendues aux enchères à l’époque moderne.

Un géant de l’histoire de l’art

“Le Christ moqué”, ont conclu ces experts, faisait partie d’un dyptique composé de huit panneaux peint par Cimabue vers 1280, et dont seuls deux autres morceaux ont traversé les siècles : une "Flagellation du Christ" conservée à la Frick collection, à New York, et une "Vierge à l’enfant" trônant entre deux anges, visible à la National Gallery de Londres.

Selon Éric Tuquin, l’authenticité de l'œuvre ne fait aucun doute, notamment parce qu’elle reflète le style novateur du maître de Giotto, peintre de légende.

“Il y a des ressemblances dans les expressions des visages, le mouvement, et les timides tentatives de perspective qui définissent le trait de Cimabue”, renchérit Stéphane Pinta, un spécialiste du cabinet Turquin.

Par la suite, la réflectographie à l'infrarouge a révélé que les galeries creusées par les vers du bois sont identiques à celles des deux autres peintures de Cimabue, prouvant l’authenticité du panneau.

“C’est pour vivre ce genre de découverte que nous nous levons le matin”, s’enthousiasme Stéphane Pinta, saluant "une découverte majeure" pour les historiens d’art. "Cimabue est le père de l’art occidental, celui qui a brisé les règles de l’art byzantin, en introduisant des rudiments d’expression et de perspective".

France 24 a également contacté quelques spécialistes de l’œuvre de Cimabue qui ont salué l’événement. “C’est une découverte très inhabituelle", selon Holly Flora, professeure d’histoire de l’art à l’université de Tulane, à la Nouvelle Orléans, et auteure de nombreux ouvrages sur le peintre florentin. "Il n’existe à ce jour que peu de panneaux de Cimabue conservés et connus – moins de dix pour tout dire. C’est pourquoi cette peinture est d’une importance capitale pour la connaissance de l’œuvre de cet artiste".

Depuis Florence, la ville natale du maître, Angelo Tartuferi, de la célèbre Galerie des Offices, a salué "l’un de ces événements extraordinaires qui peuvent marquer un tournant dans notre connaissance de l’histoire de la peinture primitive italienne". "Cimabue est un géant de l’histoire de l’art italien, le plus grand peintre du XIIIe siècle", a-t-il ajouté.

“Son genie a ouvert la voie à Giotto”

Son destin a été raconté par Dante, autre Florentin passé à la postérité. "Cimabue croyait être le premier dans le domaine de la peinture, mais désormais c'est Giotto qui en a la renommée", juge-t-il dans la "Divine Comédie".

C’est cette vision que l’Histoire a retenue, explique Holly Flora. "Les écrivains de la Renaissance le considéraient comme le précurseur de ce mouvement, dont le génie a ouvert la voie au grand Giotto", détaille-t-elle, ajoutant que Cimabue devrait "être apprécié pour sa propre inventivité et non seulement comme annonciateur de Giotto".

Les recherches universitaires traditionnelles se sont concentrées sur les innovations stylistiques du peintre, notamment son abandon des traditions rigides de l’art byzantin et sa capacité à insuffler de la vie dans ses personnages, par le mouvement, la perspective et des expressions délicatement ombragées.

Holly Flora souligne quant à elle l’apport majeur de l'artiste. "Il a collaboré avec de puissants mécènes, des franciscains en premier lieu, pour révolutionner l'art de la dévotion à la fin du XIIIe siècle". "Ce panneau fait partie d'un travail de dévotion plus modeste, probablement destiné aux clients franciscains, et montre la contribution de Cimabue à une vision plus riche et émouvante de la vie du Christ."

La France, “grenier du monde”

Les universitaires et le grand public pourront-ils bientôt admirer la finesse de cette peinture ? Cela dépendra du résultat d’une vente aux enchères qui aura lieu le 27 octobre à Senlis, au nord de Paris. Éric Turquin et la maison Acteon, les organisateurs de l’événement, misent sur une vente dépassant les 4 millions d’euros.

Angelo Tartuferi, de la Galerie des Offices, juge qu'une œuvre d'une telle importance doit être conservée et exposée dans un grand musée, pour rester accessible à tous. Que l’événement ait lieu en France donnera au Louvre une longueur d'avance pour l’acquisition, au cours d’une vente qui risque d’attirer de nombreux acheteurs, estime-t-il.

"Je doute que nos amis français laissent passer cette occasion d’enrichir la fabuleuse collection de peintures italiennes du Louvre", avant de plaisanter : "J’aurais aimé que ce tableau ait été trouvé dans une cuisine de Rome ou de Pise".

Le Louvre expose déjà l’une des œuvres les plus célèbres de Cimabue, un somptueux "Maestà", pris dans l’église Saint-François de Pise pendant l’occupation napoléonienne. Mais Stéphane Pinta, du Cabinet Turquin, estime que le "Christ moqué" peut aussi intéresser de riches collectionneurs privés, pour qui l’acquisition de toiles de maîtres s’apparente, de plus en plus, au "Saint-Graal".

C’est la deuxième fois en quelques années qu’un chef-d’œuvre d’un des plus grands noms de l’art occidental refait accidentellement surface. En 2014, une peinture de "Judith et Holopherne" a été trouvée sous un matelas dans un grenier toulousain. Une toile attribuée par Éric Turquin au Caravage. Estimée à plus de 100 millions d’euros, elle a finalement été achetée par un étranger resté anonyme, bien que certains experts italiens aient fait part de leurs doutes sur son authenticité.

En matière d’art, "la France est parfois qualifiée de grenier du monde", relève Stéphane Pinta. "Cela parce que nous avons eu la chance d’accueillir de nombreux artistes et collectionneurs au cours des siècles", explique-t-il, regrettant que des épisodes violents, notamment durant la Révolution française, aient entraîné la perte ou la dispersion de véritables trésors.

"Beaucoup d’œuvres ont été perdues, et c’est pourquoi des cabinets comme le nôtre existent".

Article traduit par Françoise MARMOUYET, initialement paru sur le site anglais de France 24.