Plus de 250 affiches contre les féminicides sont apparues dans les rues de Paris depuis fin août. À l'initiative, des dizaines de femmes qui veulent rendre “hommage aux victimes” et “faire réagir” les passants ainsi que les pouvoirs publics.
Yvonne (76 ans), Mélissa (26 ans), Denise (38 ans), Sandra (51 ans), Corinne (18 ans)... Les prénoms de ces femmes et de dizaines d’autres victimes sont minutieusement consignés sur un mur des combles du Jardin Denfert, une belle bâtisse investie par des collectifs d’artistes dans le XIVe arrondissement de Paris. C’est ici, au dernier étage, que se réunissent chaque après-midi depuis le 30 août des dizaines de femmes voulant “faire réagir” sur la question des féminicides.
Au samedi 7 septembre, 102 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint depuis le début de l’année en France, selon le collectif “Féminicides par compagnons ou ex”. “Entre l’annonce par le gouvernement du Grenelle des violences conjugales (le 6 juillet) et son début (le 3 septembre), 26 femmes sont mortes. C’est du gros délire, il y a de quoi être en colère”, explique Marguerite Stern, 28 ans, une ex-Femen réalisatrice de podcasts à l’origine de cette initiative des collages dans les rues parisiennes.
.@Margueritestern, à l'origine des premiers affichages contre les féminicides, explique le point de départ cette démarche (initiée à Paris et qui essaime dans plusieurs villes de France, ainsi qu'à Bruxelles) pic.twitter.com/bIvbavZX97
Jean-Luc Mounier (@mounierjl) September 7, 2019Samedi, une quinzaine de jeunes femmes sont venues pour réaliser des affiches. Dans les trois salles sous les combles, la même scène : assises en tailleur, munies de peinture noire et de papier blanc pour écrire au pinceau des messages anti-féminicides, souvent dans un silence à la hauteur des messages inscrits. “Elle le quitte, il la tue”, “En France, un féminicide tous les deux jours”, “Céline, défenestrée par son mari, 19e féminicide”...
“Une nouvelle façon de revendiquer”
“On a fait des messages pour toutes les femmes assassinées depuis le début de l’année”, précise Sophia Hocini, 26 ans, collaboratrice parlementaire et militante dans les quartiers populaires depuis 10 ans. Présente depuis le début au côté de Marguerite Stern, elle pensait qu’”il y aurait à peine 10 femmes à galérer dans les rues de Paris” lors des premiers collages. Et elle ajoute : “J’ai été surprise de voir l’engouement que cela suscite. En même temps, c’est une nouvelle façon de revendiquer qui dénote avec ce qu’on a l’habitude de voir.”
Au 62 boulevard Saint-Jacques, les profils des colleuses sont variés : certaines sont là depuis le début, d’autres viennent pour la première fois. Toutes n’ont pas été militantes, toutes ne partagent pas les mêmes opinions, mais elles ont en commun cette lutte. “C’est un sujet qui nous touche”, explique Rachel, 24 ans, étudiante en école d’ingénieurs. “Quand on entend les témoignages (de proches de victimes) on se dit que cela peut nous arriver, à nous ou à nos proches.” Elle considère aussi que coller des affiches dans la rue, c’est pour les femmes une manière symbolique de réinvestir l’espace public. “J’ai déjà été agressée plusieurs fois dans la rue : des hommes qui se touchent, d’autres qui ont essayé de me taper, confie Rachel. Je ne suis pas la seule femme à qui cela est arrivé, donc pouvoir réinvestir la rue de cette manière c’est une jolie action.”
La rue, c’est aussi l’occasion de sensibiliser les gens qui n’ont pas encore entendu parler des féminicides. “Cela ne va pas toucher les mêmes personnes que sur les réseaux sociaux (où l’initiative s’est fait connaître, notamment par Instagram, NDLR)”, estime Jeane, 22 ans, étudiante en lettres, venue pour la première fois au Jardin Denfert samedi. “J’aimerais bien que nos collages suscitent des questions, qu’on fasse réagir et qu’on n’oublie pas les victimes.”
“Papa il a tué maman”
Avec Clémentine et Pauline, Jeane effectue sa première sortie sur le terrain. Direction la Butte-aux-Cailles, dans le XIIIe arrondissement. “On ne choisit pas à l’avance les rues où on colle les messages, on vérifie surtout qu’il n’y a pas trop de passage et la taille des emplacements”, explique Clémentine, 22 ans, étudiante en communication. Comme pour la création des affiches, la démarche est simple et efficace. À tour de rôle, chacune va procéder au collage sur les murs ou faire le guet.
Les trois femmes bénéficient d’un accueil bienveillant, au pire indifférent, des passants et habitants de la Butte-aux-Cailles. Une affiche collée plus tôt dans la semaine par une autre équipe sur un mur de la rue du Moulin-des-Prés est d’ailleurs encore intacte. Clémentine, Pauline et Jeane ont trouvé leur premier emplacement : ce sera sur ce mur gris défraîchi que sera apposée la phrase “Papa il a tué maman avec des couteaux”. Les premières lettres sont collées, une riveraine sort de son logement attenant. Elle interroge : “C’est qui papa ? – C’est au sujet des féminicides, on colle contre ça”, lui répond Clémentine. La vieille dame, semblant d’abord défiante, finira par prendre en photo le mur. “Elle a même dit qu’elle parlerait à sa fille de notre initiative”, s’enthousiasme Jeane.
Lors d’un autre affichage près de la place d’Italie, l’accueil des passants est aussi favorable. “Cela fait chaud au cœur cette bienveillance des gens”, commente Pauline, 31 ans, éditrice. Une femme, assise sur un banc, observe le collage en cours. “Cette initiative, c’est très bien, réagit-elle. Je suis admirative des jeunes filles qui s’impliquent dans des causes pareilles, surtout un samedi soir.” Mais elle trouve que la démarche a sa limite. “Le problème, c’est que cela interpelle ceux qui sont déjà sensibilisés à la question des féminicides. Par contre, si demain ces affiches sont mises dans des pubs où il y a des mecs bourrés, ce sera autre chose.”
“On n’oublie pas celles qui ne sont plus là”
Mais les après-midi collages ne se passent pas toujours aussi bien. Par chance, Clémentine, Pauline et Jeane n’ont pas eu affaire à la police municipale. Vendredi soir, six militantes ont écopé d'une amende (68 € par personne) pour affichage sauvage. “On s’assure au départ que les gens sont partants bien que ce soit illégal, explique Marguerite Stern. Toutes sont très conscientes de ce qu’elles font. Et en même temps ce que l’on fait est complètement juste, on est du côté de la morale avec un sujet qui prend aux tripes.”
Mathilde ne voit pas les choses autrement. Âgée de 25 ans, cette peintre et brodeuse est venue pour la première fois confectionner des affiches sous les combles. “On n’a pas d’autres moyens que l’illégalité pour se faire entendre, estime-t-elle. Le droit des femmes, c’est quelque chose pour lequel on doit toujours se battre. Donc on est là, et justement on n’oublie pas celles qui ne sont plus là, parce que c’est profondément injuste qu’elles soient mortes.”
Les plus de 250 affiches collées en une semaine, entre le 30 août et le 6 septembre, sont ainsi autant d'”hommages aux victimes” de féminicides aux quatre coins de Paris. Pour Sophia Hocini, “c’est un temps de recueillement pour ces femmes tuées qui auraient pu être nos sœurs, nos amies.”
L'initiative a fait des émules dans d’autres villes françaises (Bordeaux, Lille, Poitiers…) et à Bruxelles. En ce samedi, Marguerite Stern, après neuf jours de collages, tire un premier constat : “Les choses sont en train de nous dépasser. C’est en train de devenir un mouvement sans nom, avec un message : on ne veut plus que des femmes soient mortes. C’est une situation d’urgence, il faut que l’État bouge.”