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L’attentat à El Paso, qui a coûté la vie à 22 personnes samedi 3 août, a été qualifié de "terrorisme intérieur". Une appellation qui n’entraîne pas de conséquence juridique aux États-Unis où la loi ne s’intéresse qu'au terrorisme international.

Les controverses s’accumulent quatre jours après les tueries à El Paso et Dayton, qui ont fait 31 morts aux États-Unis. Des manifestants à Dayton (Ohio) et El Paso (Texas) ont accueilli le président Donald Trump, venu rendre hommage aux victimes mardi 7 août, en lui reprochant d’agir en pompier pyromane, lui qui multiplie les sorties anti-immigrés. Les deux attaques ont aussi relancé les appels à une législation plus stricte sur la détention et la vente d’armes à feu. Mais une autre polémique gronde en coulisse : le manque de moyens légaux dont disposent les autorités pour combattre la montée du terrorisme d’extrême droite aux États-Unis.

Au lendemain de l’attentat au Walmart d’El Paso, la décision le ministère de la Justice de considérer l’acte du tireur comme un "cas de terrorisme intérieur" avait été largement applaudie. Mais cette qualification est largement symbolique : il n’existe en effet aucun crime de terrorisme intérieur dans l’arsenal législatif américain.

Terrorisme à deux vitesses ?

La loi se contente d’une définition à la section 802 du Patriot Act de 2001. Il s’agit d’un acte violent perpétré sur le territoire américain pour intimider la population ou faire pression sur le gouvernement pour changer de politique, sans lien avec un groupe terroriste international. Mais aucune sanction n’y est attachée. L’auteur de la tuerie de Charleston, qui avait fait 15 victimes afro-américaines en 2015, avait ainsi été simplement condamné pour meurtre, malgré le fait que le ministère de la Justice avait qualifié les faits de terrorisme intérieur.

Cette lacune législative peut étonner pour un pays qui, après les attentats du 11 septembre 2001, a adopté un vaste éventail de mesures – au sein du Patriot Act – qui a servi à combattre le terrorisme islamiste. Critiquée, cette réglementation à deux vitesses tend à stigmatiser la communauté musulmane "et pousse les Américains à assimiler le terrorisme à l’islam radical", explique au site Buzzfeed Mary McCord, ancienne conseillère au ministère de la Justice qui a fait de la création d’une loi sur le terrorisme intérieur son cheval de bataille. Une différence de traitement d’autant plus flagrante qu’avec le temps, la menace du terrorisme intérieur s’est faite de plus en plus pressante : 850 enquêtes sont actuellement en cours au FBI.

La vague d’attentats perpétrés par des suprémacistes blancs aux États-Unis ces derniers mois a poussé Brian O’Hare, le président du syndicat des agents du FBI, à demander publiquement, mardi 6 août, de "créer un crime fédéral de terrorisme intérieur afin de fournir aux agents les meilleurs outils pour combattre" cette menace.

L’impossible liste des groupes terroristes nationaux

Car ce vide législatif au niveau fédéral a des conséquences concrètes sur la lutte contre ces tueries à répétition. Le FBI doit se contenter d’assister les autorités locales, dont les moyens sont souvent moins importants, sauf s’il est établi que l’attentat peut être considéré comme un crime haineux, une infraction qui relève de l’agence fédérale. Mais pour ça, encore faut-il que tout le monde se mette d’accord sur cette qualification, comme le souligne la chaîne CBS qui a consacré une enquête aux difficultés de contrer la menace du terrorisme suprémaciste blanc.

Sans loi encadrant le terrorisme intérieur, il n’y a pas non plus d’organe chargé d’établir une liste d’organisations terroristes nationales, à l’instar de celle existant pour les groupes internationaux comme Al-Qaïda, Boko Haram ou encore l’organisation État islamique. Du coup, les autorités ne disposent pas des pouvoirs permettant, par exemple, d’établir une surveillance étroite pour une personne liée à un groupe de suprémacistes et soupçonnée de préparer un acte violent.

Depuis le 11-Septembre, des responsables des services de renseignement ont tenté en vain d’attirer l’attention du législateur sur la montée de la menace interne. En 2009, le ministère de la Sécurité intérieure (DHS) avait notamment mis en garde contre le risque de violences de groupes d’extrême droite après l’élection de Barack Obama. Cet avertissement avait non seulement été ignoré par le Congrès, mais dans les mois suivant, l’unité du DHS chargée de surveiller ces mouvements avait été dissoute. Les responsables politiques, surtout à droite, "ne veulent pas en parler en public de peur de fragiliser leur rhétorique sur le terrorisme qui serait l’apanage des islamistes", a expliqué en 2017 dans le Washington Post Daryl Johnson, ancien analyste du DHS qui avait rédigé un rapport en 2008 sur la menace terroriste d’extrême droite.

Sacro-sainte liberté d’expression

La sacro-sainte liberté d’expression représente aussi une épine dans le pied des défenseurs d’une loi sur le terrorisme intérieur. "Soutenir des thèses haineuses, suprémacistes et anti-immigrés est protégé par le premier amendement de la Constitution américaine", rappelle le New York Times. En d’autres termes, toute liste qui ciblerait des groupes extrémistes "risquerait d’être perçue par la Cour suprême comme une limitation illégale à la liberté d’expression", pointe la chaîne américaine CNN.

Mais la droite n’a pas le monopole des critiques contre l’idée d’une législation spécifique au terrorisme intérieur. D’influentes associations de défense des libertés individuelles, comme l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles), s’y opposent de crainte que les dispositions liberticides du Patriot Act se retrouvent dans une loi contre le terrorisme intérieur.

Le prix à payer en terme de liberté individuelle serait trop important, à leurs yeux, au regard de l’apport d’une éventuelle loi qui "risquerait d’être redondante à bien des égards avec ce qui existe déjà", a affirmé au New York Times David Cole, responsable juridique de l’ACLU. Après tout, les auteurs de tuerie de masse sont, lorsqu’ils survivent, toujours condamnés aux plus lourdes peines possibles. Pour les défenseurs des libertés individuelles, le principal avantage serait d’amener le monde politique à enfin reconnaître formellement que le terrorisme d’extrême droite est devenu aujourd’hui une menace aussi sérieuse que celle de l’islam radical. Ce qui, à une époque où la Maison Blanche est occupée par un président qui a mis sur un pied d’égalité des néonazis et des manifestants antiracistes, serait tout de même un sacré exploit.