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L'inextricable demande d'asile des migrants de La Marsa, "prisonniers" en Tunisie

Logés à La Marsa, près de Tunis, 35 demandeurs d'asile originaires d'Afrique subsaharienne attendent d'obtenir le statut de réfugié dont ils estiment avoir été injustement privés. Une situation qui dure depuis plus de huit ans.

Mohamed connaît les dates par cœur. Cela fait exactement "huit ans, trois mois et sept jours" qu'il a, pour la première fois, mis le pied en Tunisie. "Huit ans, trois mois et sept jours" qu'il vit dans un pays où il ne bénéficie d'aucun statut, si ce n'est de celui de "débouté".

Mohamed a 35 ans, il est Ivoirien. Il fait partie des 35  demandeurs d'asile d'Afrique subsaharienne résidant au Centre de la jeunesse de La Marsa, une très chic station balnéaire située à une poignée de minutes de route de Tunis. En ce dimanche 30 juin, la ville vit déjà au rythme des vacances. La plage est bondée, les taxis collectifs assurant la liaison avec la capitale déversent sur la corniche leur lot d'étudiants en tenue estivale.

Mohamed et quelques-uns de ses "colocataires", eux, sont restés au centre. Une chercheuse en anthropologie sociale est venue mener des entretiens pour les besoins d'une étude. À ceux qui leur rendent visite, les migrants distribuent un texte qu'ils ont fait imprimer en trois langues – arabe, anglais et français – et dans lequel ils résument leur situation. "Nous sommes en train de mourir en Tunisie, dans la douleur et la souffrance, sans aucun assistant [sic], peut-on y lire. Nous ne sommes pas des migrants mais des réfugiés et des demandeurs d'asile."

Les résidents du Centre de la jeunesse de La Marsa sont des "refusés" du Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU (HCR). En Tunisie, les questions d'asile et de protection sont déléguées au HCR. Bien que signataire de la convention de Genève de 1951 relative aux réfugiés, la Tunisie ne s'est pas dotée d'un cadre légal nécessaire à son application.

"La Tunisie n'est pas un pays de naturalisation"

Les demandeurs d'asile de La Marsa ont tous le même parcours. Travailleurs étrangers en Libye, ils ont été contraints en 2011 de quitter leur pays d'accueil lors de la révolution ayant conduit à la mort de Mouammar Khadafi. "Le HCR a alors affrété des bus pour nous emmener en Tunisie, rapporte Mohamed. Ils nous ont dit que là-bas, ils nous protégeraient."

"Là-bas", c'est "la Choucha", un camp tunisien ouvert près de la ville frontalière de Ben Guerdane pour faire face à l'afflux de personnes fuyant la Libye en guerre. Entre 2011 et 2013, quelque 30 000 réfugiés y ont été accueillis. Après examen de leur dossier par le HCR, certains ont pu bénéficier d'une "réinstallation" dans un pays tiers, tels que les États-Unis, le Canada, la Norvège ou encore l'Allemagne. Mohamed, lui, a vu son dossier rejeté, "sans que le HCR puisse me donner de raison valable". Originaire du Darfour, dont il avait fui les conflits armés pour rejoindre la Libye, Ibrahim a lui aussi essuyé un rejet de son dossier. Pour lui, "les traducteurs n'ont pas bien fait leur travail. Ils n'ont pas bien expliqué nos situations".

Privés d'un statut qu'ils estiment mériter, les "déboutés" de la Choucha décident de rester dans le camp, même après sa fermeture en 2013. Ils y resteront six ans, vivotant dans des conditions désertiques difficiles, sans eau ni électricité. La seule aide qui leur parvient, disent-ils, est celle des Libyens qui chaque jour traversent la frontière. "Ils nous voyaient au bord de la route et nous apportaient à boire et à manger", se remémore Mohamed. En juin 2017, l'armée tunisienne démantèle le site. Et les derniers demandeurs d'asile encore présents sont emmenés à La Marsa.

Huit ans après leur arrivée en Tunisie, ils réclament toujours que le HCR réexamine leur cas. "Nous maintenons notre droit à demander l'asile dans un pays occidental, affirme Brima, lui aussi Soudanais originaire du Darfour. Ici, ce n'est pas un pays de naturalisation parce qu'il ne respecte pas le droit des réfugiés".

"Le HCR a reconnu qu'il avait fait des erreurs en 2011 parce qu'il était débordé, croit savoir Mohamed. Mais maintenant, ils ont le temps de se repencher sur nos demandes." Du côté de l'agence onusienne, on maintient que les demandeurs de La Marsa ne sont pas éligibles au statut de réfugiés. "J'ai fui la Côte d'Ivoire en 2009 parce que certaines personnes ont voulu attenter à ma vie, explique Mohamed sans vouloir donner plus de précisions. La Libye était un refuge pour moi, mais je suis arrivé en Tunisie à cause d'une guerre. Nous sommes tous des victimes de la guerre. Nous ne sommes pas ici par gaîté de cœur."

"Comme dans une prison"

Pour les "déboutés" de La Marsa, la situation est d'autant plus compliquée qu'ils refusent de rester en Tunisie, qui leur a proposé de rester dans le cadre d'un programme d'"intégration locale". "L'intégration, cela ne marche pas", tranche Mohamed.

"À l'époque de la Choucha, 450 migrants ont accepté l'offre du gouvernement de les intégrer, se rappelle Ibrahim. Ils ont reçu 1 500 dinars [460 euros]. Au bout de trois mois, ils n'avaient plus rien et sont revenus au camp. Certains sont retournés en Libye et d'autres ont pris un bateau pour tenter de rejoindre l'Europe. Il y en a qui sont morts en mer." Pour Brima aussi, la Tunisie n'offre pas les garanties d'un pays sûr et protecteur. "On ne pourrait pas travailler : les Tunisiens souffrent déjà du chômage. D'ailleurs, ils partent par vagues successives en bateau pour essayer d'aller en Europe", estime-t-il.

En août 2017, certains résidents de La Marsa ont entamé une grève de la faim. Sans succès. En huit ans, leur situation n'a pas évolué. Bien qu'ils ne jouissent d'aucun statut légal, leur présence est tolérée. Mais, depuis qu'ils ont refusé l'"intégration", disent-ils, les aides d'urgence leur ont été supprimées. Les 35 migrants disposent toutefois d'une chambre dans le centre mise à leur disposition par le gouvernement. Les locaux sont bien entretenus mais "nous n'avons pas l'eau potable", déplore Mohamed. "Sans argent, nous sommes parfois obligés de la boire. Il n'y a pas un mois sans que quelqu'un tombe malade."

"Nous sommes comme dans une prison, s'agace Brima. Nous n'allons pas dehors car nous ne pouvons acheter quoi que ce soit." Certains, le soir, partent parfois mendier en ville. "Ce sont les particuliers qui nous aident", affirme le demandeur d'asile ivoirien, qui dit avoir encore la force de se rendre régulièrement à Tunis pour faire valoir leur cas auprès d'associations des droits de l'Homme. "Mais d'autres n'ont plus la force. En huit ans, nous avons eu beaucoup de promesses et nous sommes dans la même situation. En quoi peut-on croire aujourd'hui ? On a l'impression d'être des instruments avec lesquels on joue."