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L'Everest, symbole des dérives du tourisme de masse

Les décès sur les pentes de l'Everest augmentent à cause de la surfréquentation et de la recrudescence des permis délivrés par le Népal. Comme dans d'autres lieux reculés du monde, le tourisme menace l'environnement et les visiteurs eux-mêmes.

À la fin du mois de mai, un alpiniste américain de 62   ans, Christopher John Kulish, perdait la vie après l'ascension de l'Everest. Ce onzième décès de la saison a fait du printemps  2019 l'un des plus meurtriers de l'histoire du plus haut sommet du monde, situé dans la chaîne de montagnes de l'Himalaya, à la frontière entre le Népal et la Chine.

Les risques de l'ascension de l'Everest sont connus   : avalanches, chute, mal de l'altitude, fatigue intense et désormais... embouteillages . Depuis quelques années, le sommet de 8   848   mètres de haut connaît un record d'affluence au printemps – de fin avril à fin mai –, lorsque les conditions climatiques permettent l'ascension. Le 22   mai   2019, entre 150 et 200 grimpeurs ont entrepris l'aventure en même temps, créant un encombrement extrêmement dangereux. Des photos de cet embouteillage ont fait le tour du monde. Elia Saikaly, alpiniste canadien, entamait ce jour-là sa huitième ascension. "On a dû doubler 40 ou 60 personnes", raconte-t-il à France   24. "Entre le camp   3 et le camp   4, nous avons croisé six personnes qui étaient décédées."

Surfréquentation et "pollution monstre"

Depuis la première ascension réussie en 1953 par les alpinistes Edmund Hillary et Tensing Norgay, les touristes sont de plus en plus nombreux à vouloir conquérir le toit du monde. "Contrairement à la Chine, le Népal n'a pas de limite et délivre autant de permis d'ascension qu'il le souhaite", explique Elia Saikaly , l'alpiniste canadien . En 2019, 381 permis ont été délivrés, un record, selon Time Magazine. Sachant que chaque grimpeur doit obligatoirement être accompagné d'un sherpa – un guide expérimenté qui l'accompagne durant le voyage –, plus de 750 personnes ont déjà entrepris l'ascension cette année. "Outre les embouteillages, cela crée une pollution monstre", déplore l'alpiniste. "Le camp   4 est devenu une véritable poubelle, car les gens sont occupés à se battre pour leur survie à cette altitude, et qu'aucune réglementation n'est appliquée." En 2018, les équipes de nettoyage de l'Everest ont redescendu plus de 31   tonnes de déchets, dont plus d'un tiers d'excréments humains.

Le cas de l'Everest est loin d'être isolé, puisque de plus en plus de sites naturels sont ravagés par la présence de l'Homme. En Australie, l'accès au mont Uluru sera interdit à partir d'octobre   2019. Fatigués par l'affluence des touristes chaque année dans ce lieu sacré, les aborigènes, propriétaires du rocher depuis 1985, ont décidé de révoquer son accès au public. Aussi, la plage de Maya Bay en Thaïlande, rendue célèbre par le film "La Plage", de Danny Boyle, restera close jusqu'en 2021 sur décision des autorités locales, l'affluence des touristes ayant causé d'énormes dégâts sur son écosystème. Même chose pour le canyon islandais de Fjadrargljufur, interdit au public pour préserver sa végétation. Depuis que le chanteur Justin Bieber y a tourné un clip en 2015, la fréquentation du lieu a augmenté de 50   % à 80   %, rendant le site dangereux pour les visiteurs en cas de "glissements de terrains".

"Voyager est un privilège, pas un droit"

"Les touristes doivent absolument prendre conscience que voyager est un privilège, pas un droit", explique à France   24 Elizabeth Becker, auteure de "Overbooked: The Exploding Business of Travel and Tourism" (en français   : "Surbooké : le business en explosion des voyages et du tourisme"). "Nous sommes 7   milli ards sur cette planète, il faut sérieusement montrer plus de respect pour les sites et les populations qui nous accueillent". La fréquentation de plus en plus importante de l'Everest, Elia Saikaly l'attribue en partie aux "compagnies locales qui vendent des ascensions à moindre prix". "Aujourd'hui, nous avons presque tous accès à Internet et, en quelques clics, on peut trouver des montées à prix cassés. Mais cela veut aussi dire moins de professionnalisme, d'organisation ou de ressources , comme la quantité d'oxygène." Et un risque plus élevé pour les alpinistes, "parfois sous-expérimentés".

À l'instar des tarifs proposés par les compagnies aériennes low-cost, la baisse des prix de certaines activités touristiques les a rendues largement plus accessibles. "Les autorités de tous les pays doivent admettre que le tourisme est une véritable industrie, et non un simple hobby", affirme Elizabeth Becker. "Sans tomber dans l'élitisme, il est indispensable de veiller à ce que les sites soient davantage protégés, que les locaux ne soient pas heurtés financièrement ou culturellement, et surtout que les profits soient partagés entre le gouvernement et la population."

Malgré la récente vague d'accidents, le gouvernement népalais n'a pour le moment pas remis en question la distribution d'un grand nombre de permis ces dernières années. Un silence qui pourrait s'expliquer par le fait que 3,5   % du PIB du Népal en 2017-2018 proviendrait du tourisme, selon Les Échos. Difficile pour un pays où un quart des habitants vit en-dessous du seuil de pauvreté, d'établir des réglementations restrictives concernant le site le plus lucratif du pays. En 2015, le gouvernement népalais avait évoqué la possibilité d'interdire l'ascension aux personnes trop âgées, trop inexpérimentées ou en situation de handicap. Projet finalement passé sous silence, au profit des bénéfices engendrés par le tourisme.