Le scandale de l’"Ibizagate", qui a provoqué la chute du vice-chancelier autrichien Heinz-Christian Strache, illustre la proximité entre le parti autrichien d’extrême droite FPÖ et la Russie. Une relation entretenue depuis plus de dix ans.
Ils auront tenu 500 jours. Deux jours après la publication d’une vidéo incriminante pour leur leader Heinz-Christian Strache, les ministres appartenant au parti autrichien d’extrême droite FPÖ ont quitté le gouvernement, lundi 20 mai. La coalition au pouvoir entre le parti conservateur ÖVP du chancelier Sebastian Kurz et le FPÖ (parti de la liberté) vole ainsi en éclat, deux jours après la publication d’une vidéo montrant le vice-chancelier d’extrême droite Heinz-Christian Strache en pleine négociation avec la nièce supposée d’un oligarque russe à Ibiza en 2017.
Le numéro deux du gouvernement avait dû démissionner à la suite de ces révélations qui ont étalé au grand jour les connexions entre le FPÖ et Moscou. Pourtant, les liens entre cette formation d’extrême droite et la Russie sont avérés depuis longtemps et assumés, mais la vidéo laisse entendre, en outre, que Heinz-Christian Strache cherchait à obtenir un soutien financier, potentiellement illégal. C’est l’illustration la plus flagrante à ce jour que le FPÖ s’intéresse de très près à des financements russes. Jusqu’à présent, personne n’a réussi à prouver de liens financiers entre Moscou et le parti, malgré des soupçons persistants.
“Les ennemis de mes ennemis sont mes amis”
Heinz-Christian Strache s’est toujours défendu contre ces accusations. Mais il n’a jamais caché sa russophilie. Son accession à la tête du FPÖ, en 2005, a marqué le début “d’une transformation radicale du parti en formation profondément pro-russe en une dizaine d’années”, souligne à France 24 Bernhard Weidinger, un spécialiste de l’extrême droite au Centre autrichien de documentation sur la résistance autrichienne, qui a publié en 2017 une étude sur les liens entre la Russie et l’extrême droite autrichienne.
Avant l’ère Strache, le Parti de la liberté, encore influencé par ses origines nazies, considérait la Russie comme l’ennemi. Son nouveau patron a d’autres obsessions : l’euroscepticisme et l’anti-américanisme. Ça tombe bien car la Russie est sur la même longueur d’onde. Et “selon la logique qui veut que les ennemis de mes ennemis sont mes amis, le FPÖ s’est alors rapproché de Moscou”, explique Bernhard Weidinger.
Cette amitié a, en outre, bénéficié d’un contexte politique favorable en Autriche. Dans ce pays qui a toujours mis en avant sa neutralité durant la guerre froide, les grands partis y sont moins hostiles à l’égard de Moscou qu’ailleurs en Europe, rappelle le chercheur dans son étude. En juin 2014, l’Autriche a été le premier pays européen à accueillir en visite officielle le président russe Vladimir Poutine après l’annexion de la Crimée intervenue à peine quatre mois plus tôt. Les conservateurs de l’ÖVP militent régulièrement pour un allègement des sanctions internationales contre la Russie et Sebastian Kurz, avant de devenir chancelier, s’est rendu en 2015 à Moscou pour appeler au renforcement des liens économiques entre les deux pays.
Mais alors que “les liens entre les conservateurs autrichiens et la Russie sont essentiellement dus à des considérations économiques, le FPÖ partage avec Moscou une même vision du monde”, souligne Bernhard Weidinger. Il ne s’agit, en effet, pas seulement d’adversaires communs : le parti autrichien a trouvé à Moscou un écho à son discours sur “la décadence des valeurs morales en Occident”, explique le chercheur dans son étude.
Johann Gudenus, l’architecte de l’amitié entre le FPÖ et la Russie
Cette communauté d’intérêt s’est concrétisée par une multitude de déplacements d’officiels du FPÖ en Russie. Bernhard Weidinger en a dénombré une vingtaine depuis 2006. Ces visites ont culminé en décembre 2016 par la signature à Moscou d’un accord quinquennal de coopération entre le mouvement d’extrême droite autrichien avec Russie unie, le parti de Vladimir Poutine. Ce document unique en son genre - la Russie n’en a jamais signé avec une autre formation politique européenne - a fait naître son lot de spéculations. “Autant je peux comprendre l’intérêt du FPÖ de montrer qu’ils ont le soutien d’un acteur majeur sur la scène internationale, ce qui peut renforcer leur crédibilité politique, autant j’ai du mal à percevoir ce que Moscou en retire”, confesse Bernhard Weidinger.
Un homme au sein du FPÖ a été de tous les voyages en Russie… ou presque : Johann Gudenus. Ce politicien de 42 ans, très proche de Heinz-Christian Strache et qui apparaît dans la vidéo en tournée à Ibiza, n’a pas cessé de pousser le Parti de la liberté dans les bras de Moscou au cours de ses deux décennies d’engagement politique à l’extrême droite.
Fils d’un cadre du FPÖ condamné pour négationnisme, Johann Gudenus commence à s’intéresser à la Russie durant ses études à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Il a passé plusieurs étés à suivre des cours à l’université d’État Lomonossov de Moscou, puis il a étudié, en 2005, la géopolitique russe à l’Académie diplomatique de Moscou.
Il défend des idées qui semblent tout droit sorti des écrits d’Alexandre Dugin, un très influent idéologue ultra-nationaliste russe, qui a l’oreille de Vladimir Poutine. Comme Dugin, il dénonce une Europe qui serait gangrénée par “un lobby homosexuel” et semble faire une fixation sur la menace d’un terrorisme tchétchène. Johann Gudenus s’est rendu à Grozny en 2012 pour y rencontrer Ramzan Kadyrov, le très autoritaire homme fort de cette République du Caucase russe. Le politicien autrichien en a profité pour appeler à l’expulsion de tous les Tchétchènes, qui ont trouvé refuge en Autriche (environ 30 000).
L’”Ibizagate” change la donne
Johann Gudenus a illustré à l’extrême pendant des années les bénéfices que la Russie pouvait récolter à cultiver de bonnes relations avec le FPÖ. “Cela leur a permis d’avoir au cœur de l’Europe, un parti en position de gouverner, qui défendait systématiquement les intérêts russes, que ce soit par rapport aux sanctions économiques, à l’Ukraine ou encore aux relations à entretenir avec les États-Unis”, résume Bernhard Weidinger.
Mais la publication de la vidéo a changé la donne. Ces révélations n’ont pas seulement précipité la déchéance politique de Heinz-Christian Strache, qui a incarné aux yeux du grand public la russophilie du FPÖ. Johann Gudenus a également abandonné ses fonctions officielles au Parlement, et il a même annoncé, lundi, qu’il quittait le parti.
Certains médias autrichiens ont été prompts à annoncer qu’il s’agissait de la fin de “l’aile russe” du mouvement. “Il est évident que le FPÖ va se faire discret sur la question pendant quelques temps, mais il reste tout de même d’autres éminents cadres qui partagent les mêmes sympathies pour la Russie”, nuance Bernhard Weidinger. Cette frange du FPÖ est, notamment, encore bien représentée au Parlement européen avec des eurodéputés comme Barbara Kappel ou Harald Vilimsky, qui ont aussi participé à plusieurs voyages en Russie.
Pour Bernhard Weidinger, cette crise du FPÖ ne devrait pas inquiéter Moscou outre-mesure. L’Autriche a toujours été un choix par défaut pour la Russie, assure le chercheur. Et avec la montée en puissance d’autres partis aux sympathies plus ou moins affichés pour la Russie – comme le Mouvement 5 étoiles en Italie ou le Front national en France –, le Kremlin va pouvoir trouver des relais dans des pays autrement plus importants à l’échelle européenne. Surtout, si ces formations obtiennent des scores conséquents lors des élections européennes des 25 et 26 mai.