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La guerre des récits sur le rapport du procureur Robert Mueller

Plusieurs membres de l'équipe du procureur spécial Mueller estiment que les conclusions rendues par le ministre de la Justice, William Barr, sur les tentatives d'obstruction de Donald Trump minimisent les résultats de l'enquête.

"Pas de collusion, pas d'obstruction". Vraiment ? Dans deux enquêtes distinctes publiées, mercredi 3 avril, dans le New York Times et le Washington Post, des membres de l'équipe du procureur spécial Robert Mueller font part de leur frustration concernant le résumé transmis au Congrès par le ministre de la Justice, William Barr. Ils estiment que ce dernier minimise la gravité des faits quant à une possible entrave à la justice de la part du président américain, Donald Trump.

Robert Mueller et son équipe – composée entre autres de 19 procureurs adjoints et de 40 agents du FBI – a enquêté pendant 22 mois sur les liens supposés entre les proches de Donald Trump et la Russie. Ces fuites, qui proviennent des enquêteurs, constituent un petit évènement, dans la mesure où rien n'avait filtré dans la presse pendant toute la durée de l'enquête.

“During nearly two years of work, Mueller’s team... worked in near silence, speaking only rarely, through public documents filed in court. The fact that some have been confiding in recent days to associates is a sign of the level of their distress.” https://t.co/VFYgJNNs5l

  Rachel Maddow MSNBC (@maddow) 4 avril 2019

Le procureur spécial a transmis un rapport de près de 400 pages au ministre de la Justice le 22 mars et, selon un court résumé du document publié deux jours plus tard par William Barr, il conclut qu'il n'existe pas d'éléments prouvant une entente ou une coordination entre l'équipe de campagne de Donald Trump et Moscou pour influencer les résultats de la présidentielle américaine de 2016. Cependant, en matière d'entrave à la justice, William Barr se montre plus circonspect : Robert Mueller "n’a pas conclu que le président avait commis un crime, mais il ne l’exonère pas non plus", a-t-il estimé.

Les enquêteurs interrogés anonymement par les médias américains vont cependant plus loin. "[Les faits d'obstruction] sont bien plus graves que ce que William Barr a suggéré", estime l'une des sources auprès du Washington Post. Cependant, aucun des membres de l'équipe Mueller n'a révélé quels éléments à charge tendaient à prouver l'obstruction.

"Ce qui est aujourd'hui reproché à William Barr, c'est d'avoir été nommé par Donald Trump. Robert Mueller lui a laissé la décision finale concernant la poursuite judiciaire du président. Le fait qu'il l'exonère et que ses conclusions soient succinctes nourrissent la suspicion d'une partialité du ministre de la Justice", explique Corentin Sellin, professeur agrégé d'histoire et spécialiste des États-Unis, à France 24.

8)…comment ne pas douter, qui qu'on soit, de l'impartialité d'1 #Barr ministre de la Justice qui a) a publié pour se faire repérer de #Trump 1 mémo (ci-après) condamnant l'enquête de #Mueller sur l'obstruction et b)que #Trump voulait d'abord comme AVOCAT. https://t.co/xVwYU1tewV

  Corentin Sellin (@CorentinSellin) 4 avril 2019

Cet observateur de la présidence Trump relativise un peu la portée des révélations des deux médias américains : "Dans n'importe quelle enquête fédérale, le procureur en chef et ses adjoints discutent collégialement des décisions de poursuite. Il y a eu jusqu'à 19 procureurs adjoints sur cette affaire. On comprend qu'il y a eu discussion et désaccord sur l'obstruction de Trump. Les deux articles précisent bien que l'insatisfaction quant aux conclusions n'est que le fait de certains membres pour qui il y avait matière à poursuivre le président."

Des conclusions sur mesure non-utilisées

Selon le Washington Post, plusieurs personnes ayant travaillé sur le rapport étaient particulièrement déçues que le ministre de la Justice n'ait pas publié les résumés de chaque partie que l'équipe de Mueller avaient préparés pour faciliter la publication. Ces passages avaient pourtant été rédigés de manière à ne contenir aucune information sensible tout en révélant les conclusions des enquêteurs.

Ce choix de la part de William Barr surprend les démocrates. Le président de l'House Intelligence Committee du Congrès, Adam Schiff [un démocrate californien], a posé la question sur MSNBC : "De ce que j'ai compris, ce rapport de 400 pages contenait un résumé, ce qui conduit à la question : 'Pourquoi Barr a-t-il eu besoin d'écrire son propre résumé ? Pourquoi il n'a pas rendu public le résumé de Robert Mueller plutôt que de le déformer avec ses propres mots ?"

"Il n'y avait absolument aucune obligation pour lui d'utiliser ces conclusions", rappelle Corentin Sellin. "Étant donné la nature sensible du dossier, les enquêteurs avaient pris cette initiative. Mais sur le plan règlementaire : rien n'oblige le ministre de la Justice à utiliser ces conclusions. Ils auraient préféré qu'ils le fassent, mais reconnaissent qu'il n'y était absolument pas obligé."

Une guerre de communication politique ?

William Barr a promis de rendre public ce rapport à la mi-avril, le temps d'en retirer certains passages sensibles qui pourraient mettre en danger des sources ou contenir des éléments sur d'autres enquêtes en cours. Mais les parlementaires démocrates, qui contrôlent la chambre basse du Congrès, exigent que le rapport original leur soit transmis car le ministre n'est pas, selon eux, un observateur neutre.

Depuis la publication des conclusions du rapport, la guerre judiciaire a fait place à un autre affrontement : "Désormais, on a affaire à une guerre de récits. Il y a dix jours, c'était une victoire politique pour Trump. Il était parvenu à imposer son récit : 'pas de collusion'", explique Corentin Sellin. "Aujourd'hui, les démocrates tentent d'imposer un autre récit 'pas de collusion mais obstruction'. Le débat s'est déplacé sur la publication intégrale du rapport. Avec les révélations du jour, celle-ci devient obligatoire pour faire la lumière sur ces faits d'obstruction."

Le spécialiste des États-Unis note que Donald Trump a progressivement évolué sur le sujet. Alors qu'il a longtemps plaidé en faveur d'une publication intégrale du rapport à même, selon lui, de totalement le disculper, il s'est fait plus circonspect ces derniers jours, sans toutefois reculer :"S'il renonce à la publication du rapport, il risque de perdre la main dans cette guerre du récit", analyse Corentin Sellin

There is no amount of testimony or document production that can satisfy Jerry Nadler or Shifty Adam Schiff. It is now time to focus exclusively on properly running our great Country!

  Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 2 avril 2019

"On sait qu'il y aura des coupes pour des raisons de sécurité et de confidentialité. En fonction de l'endroit où celles-ci seront placées, le récit démocrate pourra perdurer ou pas," explique Corentin Sellin. "Cette guerre des récits se poursuivra jusqu'à ce qu'on mette la main sur l'objet du crime : le rapport."

William Barr a annoncé qu'il serait disponible pour le public avant le 15 avril.