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Juan Romero, l'un des derniers républicains espagnols : "J’ai toujours eu de l’espoir"

Il y a 80 ans, près d'un demi-million de républicains espagnols s'exilaient en France. Parmi eux, Juan Romero. Engagé dans la Légion étrangère, il est fait prisonnier et déporté à Mauthausen. Aujourd'hui, à bientôt 100 ans, il continue de témoigner.

Le temps ne semble pas avoir de prise sur Juan Romero. Tranquillement installé dans le salon de sa petite maison de Aÿ, en plein vignoble champenois, le vieil homme a le geste alerte et les souvenirs intacts. Il va pourtant souffler ses cent bougies dans un mois. "Un copain m’a dit qu’ils avaient dû se tromper dans l’acte de naissance", plaisante-t-il avec un petit air malicieux. Juan Romero a le sourire des modestes. Il a pourtant vécu mille vies pour un seul homme. Républicain espagnol, réfugié, légionnaire, prisonnier, déporté, libéré, naturalisé français, il a traversé le feu de l’histoire. "Il y en a eu beaucoup, d’horreurs", résume-t-il d’une voix un peu timide, teintée d’un fort accent espagnol.

Il y a 80 ans, Juan Romero faisait partie de la longue cohorte de républicains espagnols qui trouvaient refuge en France. En février 1939, en quelques semaines, près de 500   000   opposants au régime de Franco franchissent la frontière. Un épisode de l’histoire connu sous le nom de Retirada. À l’époque, cela fait déjà trois ans que Juan a pris les armes pour défendre la IIe République contre les nationalistes. Originaire de Torrecampo, dans la province de Cordoue, en Andalousie, il s’engage dès juillet 1936 en réaction au coup d’État de Franco. "Ils ont tué plein de monde, mes voisins. C’était des gens bien", se souvient-il sans trop entrer dans les détails. "J’étais jeune. Je suis parti aussitôt avec des copains".

17 ans, combattant

À seulement 17 ans, il est plongé en pleine guerre civile. "C’était dur. J’ai fait les combats de l’Èbre. D’un côté, il y avait une mitrailleuse. Je suis tombé dans l’eau, mais j’ai eu de la chance. Il y en a qui se sont noyés", décrit-il, comme s’il était encore sur le champ de bataille. "Un obus est aussi tombé à mes pieds. Il n’a pas éclaté, sinon il m’aurait arraché. Vous vous rendez-compte   ?", poursuit-il encore, surpris d’avoir échappé plusieurs fois à la mort.

Mais après la prise de Barcelone en janvier 1939, Juan est finalement contraint de s’exiler en France. Il est alors conduit par les autorités françaises dans le camp du Vernet, dans l’Ariège. Les conditions sont épouvantables. Près de 12   000   républicains espagnols sont entassés dans des baraques délabrées   : "On était beaucoup. Il n’y avait même pas de toilettes. On faisait cela devant tout le monde. Je ne voulais pas rester là". Pour fuir le camp, Juan décide de s’engager dans la Légion étrangère. Il continue le combat, mais sous l’uniforme français. Après quelques mois en Algérie, il revient en France lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Mais en juin 1940, cerné par les Allemands, il est fait prisonnier du côté d’Épinal.

L'entretien avec Juan Romero

L’enfer de Mauthausen

Avec ses camarades, il est envoyé d'abord dans un stalag, un camp de prisonniers, en Allemagne, mais même à des milliers de kilomètres de l’Espagne, son passé le rattrape. Reconnu comme républicain espagnol, il est transféré en août   1941 dans le camp de concentration de Mauthausen, en Autriche, où sont regroupés plus de 7   000   de ses compatriotes exilés. "Franco avait donné des consignes à Hitler en lui disant que nous étions des bolchéviques", explique l’ancien opposant. Juan y découvre l’enfer   : "De mon groupe de légionnaires, nous y sommes rentrés à vingt et un E spagnols. Nous en sommes ressorti à trois".

Comment-a-t-il survécu   ? Le vieil homme a encore du mal à comprendre   : "J’ai eu de la chance d’être dans un groupe qui s’occupait des vêtements des déportés, sinon j’aurais été à la carrière tous les jours. Là-bas, si vous étiez fatigué et que vous ne pouviez pas marcher, les SS vous tiraient dessus", se souvient-il. "Au linge, ils nous laissaient tranquilles et parfois, on trouvait des choses à manger dans les poches". Juan ne préfère pas s’appesantir sur cette période et encore moins jouer les héros. Ces quatre annnées passées à Mauthausen continuent de le hanter. Un épisode reste particulièrement ancré dans sa mémoire. "Un groupe de Juifs est entré dans le camp. J’ai vu passer une gamine. Elle m’a fait un sourire. La pauvre, elle ne savait pas qu’elle allait vers la chambre à gaz. Je l’aurais bien embrassée, mais si je l’avais fait, les SS m’auraient dit d'aller avec eux", raconte-t-il, d'une voix devenue tremblotante. "Je l’ai toujours dans la tête. Cela m’a fait mal. Ils en tuaient pourtant tous les jours, mais cette pauvre gamine était innocente…"

"J’ai toujours eu de l’espoir"

Le 5   mai 1945, le camp de Mauthausen est enfin libéré par les troupes américaines. Juan fait partie des quelques 2   000   républicains espagnols qui ont survécu. Rapatrié en France, il séjourne quelques semaines dans un centre d’accueil à Aÿ, en Champagne, avant d’être envoyé à l’hôtel Lutétia à Paris, lieu de retour des déportés. Devenu apatride par décision de Franco, comme tous ses camarades républicains, il ne peut retourner dans son pays. Après avoir mis un terme à son contrat avec la Légion, il décide de s’installer à Aÿ, où il s’était fait des connaissances. On lui propose de travailler dans les vignes. Juan y rencontre également sa femme, une Française, avec qui il a quatre enfants. Naturalisé français en 1953, il devra attendre 1960 avant de franchir de nouveau la frontière espagnole et de pouvoir enfin embrasser les siens.

Mais l’Andalou ne fera jamais définitivement le voyage retour. Il fait souche en Champagne, comme une vingtaine de républicains espagnols déportés à Mauthausen. Après avoir suivi Juan à la libération, ils se sont tous installés à Aÿ. Un groupe d’étrangers qui a profondément marqué la commune. Une plaque a d’ailleurs été inaugurée début février 2019 près du monument aux morts pour ne pas oublier cette histoire si particulière. Ce sont désormais leurs enfants qui portent leur mémoire. "Cette plaque est importante, car elle donne les noms de gens qui ont combattu pour leurs idées et pour la liberté. Ces Espagnols ont été sacrifiés", explique Patrick Sanchez, le fils de l’un de ces républicains. "Ces gens qui ne pouvaient plus retourner dans leur pays ont fait leur vie ici. Malgré toutes les horreurs qu’ils ont vécues, ils avaient envie de vivre".

Quatre-vingt-ans plus tard, Juan est le dernier témoin d'Aÿ à avoir connu cette époque. À presque 100   ans, il continue de savourer chaque minute. À la fin de l’entretien, il insiste d'ailleurs vivement pour sortir le champagne. "J’ai toujours eu de l’espoir. C’est ce qui m’a fait tenir", conclut-il avant de porter le verre à ses lèvres.