Quatre ONG affirment que la France est coupable de ne pas avoir respecté ses engagements climatiques. Mais il ne va pas être facile de le démontrer devant la justice, saisie jeudi, comme l’expliquent plusieurs experts interrogés par France 24.
Deux millions de signatures plus tard, la France se retrouve assignée en justice, jeudi 14 mars, pour "manquements" à son obligation d’action contre le réchauffement climatique. Les quatre ONG (Oxfam, Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme et Greenpeace) à l’origine de la très populaire pétition en faveur de cette action en justice, veulent faire reconnaitre que l’État n’a pas respecté ses engagements climatiques, et l’obliger à en faire plus. Le recours a été déposé devant le tribunal administratif de Paris.
"Cette requête est très ambitieuse et novatrice d’un point de vue juridique", reconnaît Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS et fondatrice du réseau Droit et climat, contactée par France 24. La justice française n’a encore jamais eu à se prononcer sur l’efficacité des politiques au regard des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, de développement des énergies renouvelables ou encore de réduction de la consommation d’énergie.
Tendre des perches au juge
Les ONG estiment que l’État a échoué sur toute la ligne. Pour convaincre le tribunal, ces associations "font feu de tout bois", estime Carlos-Manuel Alves, professeur de droit public à l’université de Bordeaux et spécialiste du droit de l’environnement. Elles invoquent la Charte de l’environnement de 2004, qui a valeur constitutionnelle, le droit européen, la Convention européenne des droits de l’Homme, les lois Grenelle de l’environnement et même un principe général du droit - celui de vivre dans un système climatique souhaitable - qui n’a encore jamais été reconnu par la jurisprudence.
"C’est juridiquement très intéressant car c’est une manière de tendre autant de perches que possible au juge administratif et d’explorer un grand nombre de pistes", analyse Claire Joachim, maître de conférence à l’université de Poitiers et spécialiste du droit de l’environnement. Pour Florian Ferjoux, spécialiste en droit de l’environnement au cabinet Gossement Avocats, "cette volonté de mettre l’État face à un important ensemble de textes" a aussi une portée symbolique et politique forte. Elle donne à la France une image de mauvais élève qui s’est engagé de multiple fois à bien faire, mais n’a jamais tenu parole.
Un "juge administratif timide en matière de justice climatique"
Encore faut-il que le tribunal accepte de considérer qu’un de ces textes contraint la France à tenir ses objectifs climatiques. Sinon, "L’Affaire du Siècle" risque de faire long feu. C’est là que le bât blesse car "le juge administratif français est pour le moins timide en matière de justice climatique", souligne Carlos-Manuel Alves. Un avis partagé par Marta Torre-Schaub qui rappelle, par exemple, que "les articles 1 et 2 de la Charte de l’environnement, qui fondent notre droit environnemental constitutionnel, ont souvent été invoqués devant le tribunal administratif, mais il y a très peu de cas où le juge a accepté de se fonder dessus".
Pour les experts interrogés, la meilleure chance des ONG réside dans la référence au droit européen. "La Cour européenne des droits de l’Homme a déjà condamné des États pour manquement à leurs obligations de protection de l’environnement", rappelle Claire Joachim. Cette juridiction estime que les États sont tenus de protéger l’environnement au titre de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme relatif au droit à la vie, et de l’article 8, concernant le respect à la "vie privée familiale".
Contexte favorable à ce type d’action en justice
Les plaignants bénéficient aussi d’un "contexte favorable à ce type d’action en justice actuellement ", rappelle Carlos-Manuel Alves. Les Pays-Bas ont été condamnés en 2015 pour n’avoir pas suffisamment réduit leurs émissions de gaz à effet de serre, tandis qu’une procédure est en cours depuis mai 2018 contre l’Union européenne, accusée par dix familles de carence dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Mais même si le tribunal administratif se laisse influencer par l’air du temps, encore faut-il ensuite que les ONG "prouvent que l’action de l’État n’était pas à la hauteur de ses engagements climatiques", souligne Florian Ferjoux. "C’est difficile à établir, car la responsabilité est disséminée, on est tous un peu responsable du climat en France", note Carlos-Manuel Alves.
Des questions complexes à la hauteur des enjeux de cette affaire, à l’heure où le monde scientifique ne cesse de pointer l’urgence climatique. Paradoxalement, la procédure engagée par les ONG risque de durer des années pour finir devant la Cour de justice de l’Union européenne, après avoir épuisé tous les recours en France. Une justice européenne réputée, selon Carlos-Manuel Alves, "plus audacieuse sur les questions de protection de l’environnement".