
La forte hausse des actes antisémites enregistrée en France en 2018 intervient dans un contexte de la "libération de la parole haineuse" et d'instrumentalisation idéologique, estiment les spécialistes.
En France, les actes antisémites ont bondi de 74 % en 2018, selon des chiffres du gouvernement publiés, mardi 12 février. Cette hausse a d’autant plus provoqué l’indignation de la classe politique que le week-end dernier a été marqué par plusieurs inscriptions et dégradations antijuives en plein cœur de Paris.
"Ce n'est pas simplement un problème franco-français, cela s'inscrit dans un mouvement beaucoup plus large de montée des tensions et des mouvements organisés de haine", affirme à l'AFP Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), qui cite une "hausse de 66 % en Italie l'année dernière, et d'environ 50 % aux États-Unis".
En France, "il y a un antisémitisme qui vient de l'islamisme, qui reste très puissant, qui s'est bien installé", juge-t-il, mais "ce qui est nouveau et qui alimente cette poussée antisémite, en 2018, c'est la résurgence d'une extrême droite très virulente dans ses propos, dans ses actes, ces dernières semaines, mais pas seulement", ajoute-t-il.
Amalgame des formes d’antisémitisme
Selon le sociologue Michel Wieviorka, l'antisémitisme d'aujourd'hui trouve son ressort non pas dans les courants radicaux de l'islam mais "du côté idéologique de l'ultra-droite" sans que ce soit nécessairement mis en œuvre par "des groupes structurés ou organisés". L’expert pointe d’ailleurs des "milieux qui ne se reconnaissent dans aucune idéologie" mais agissent dans un climat de la "libération de la parole haineuse sur internet – qui prend des proportions gigantesques ces derniers temps –, mais aussi en public".
Marie-Anne Matard-Bonucci estime que l’antisémitisme à l’œuvre aujourd’hui "amalgame des traditions différentes". Très populaires au sein d’une partie de la jeunesse, l’ancien humoriste Dieudonné et le conspirationniste Alain Soral, explique-t-elle, "cherchent à faire l’amalgame entre une tradition ancienne d’antisémitisme social, politique, chrétien et une forme d’hostilité à matrice musulmane".
"Il y a un socle ancien de tolérance aux actes antisémites en France, qui rend possible une hausse très rapide de l'antisémitisme", estime pour sa part Vincent Duclert, historien et chercheur à l'École des hautes études en sciences sociales, spécialiste de l'affaire Dreyfus. Le chercheur énumère plusieurs antisémitismes à l'œuvre depuis plusieurs années : "celui identitaire de l'extrême droite, celui de l'extrême gauche, un antisémitisme qui se nourrit de l'islamisme, l'antisionisme idéologique, l'antisémitisme d'une France conservatrice". Fait nouveau, selon lui : ces différentes formes trouvent "un espace de développement à l'occasion du mouvement des Gilets jaunes".
Récupération des Gilets jaunes ?
Plusieurs groupuscules antisémites ont tenté d'en profiter : en marge de l'acte X du mouvement, plusieurs figures de l'antijudaïsme français – dont Alain Soral – s'étaient réunies le 19 janvier pour tenter "d'aiguillonner les Gilets jaunes". "Il y a au sein et à côté des Gilets jaunes des gens qui profitent de ce contexte de revendications, et de violences parfois, pour faire avancer ce genre d’idées malsaines", commente Marie-Anne Matard-Bonucci. "Le mouvement a facilité la libération de la parole", admet Michel Wieviorka, "ce qui ne veut pas dire que le mouvement des Gilets jaunes soit lui-même antisémite".
L'antisémitisme est également alimenté par les théories du complot qui, certes, ne sont pas un phénomène nouveau, mais connaissent "une nouvelle jeunesse avec internet et les réseaux sociaux", et "nourrissent des mouvements de rejet", relève Frédéric Potier. Selon une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisée par l'Ifop sur l'état du complotisme en France, 22 % des Français se disent d'accord avec l'idée selon laquelle "il existe un complot sioniste à l'échelle mondiale".
Pour Marie-Anne Matard-Bonucci, la lutte contre l’antisémitisme passe d’abord "par l’éducation, par la déconstruction de toutes les formes de discrimination, en montrant que chacune d’entre elles a une histoire, qu’il n’existe pratiquement pas de société humaine où il n’y ait pas de forme d’hostilité identitaire. La connaissance est une première façon de lutter."
Avec AFP