
Des médias anglo-saxons accréditent la thèse de l'influence russe sur les Gilets jaunes, via Twitter. Ceci est à relativiser, tempère le chercheur Baptiste Robert, qui a produit sa propre étude sur les tweets anglophones concernant ce mouvement.
Quatrième semaine de mobilisation des Gilets jaunes, et toujours cette même interrogation sur le rôle des réseaux sociaux. Facebook surtout et Twitter plus marginalement, forment à la fois le détonateur et la caisse de résonance de la protestation qui a pris corps dans les villes de France depuis le 17 novembre. Mais qui en tire les ficelles ? Des comptes, basés à l’étranger, relayent certes des informations souvent fausses ou tronquées sur le mouvement des Gilets jaunes, dépeignant un pays en quasi-guerre civile, mais sont-ils coordonnés ?
Les Américains ont d'abord été accusés derrière ce mouvement de colère : Dmitri Kisselev, présentateur vedette de la chaîne russe pro-Poutine Rossiya 1, a parlé de l'"exportation américaine d’une révolution de couleur, et tout cela parce que le président Macron a parlé de la nécessité d’une armée européenne". C'est maintenant au tour des Russes d’être pointés du doigt pour ingérence.
Deux médias anglophones, le Britannique The Times et l'Américain Bloomberg, donnent du poids à des analyses accréditant la thèse de l’influence russe sur la Toile. Ces accusations relèvent de la calomnie, a déclaré lundi le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. "Nous ne nous sommes pas immiscés et ne nous ingérerons pas dans les affaires intérieures d'un pays tiers, dont la France", a-t-il déclaré.
"Sock puppets" russes
Selon The Times, qui cite une analyse menée par la société de cybersécurité New Knowledge, quelque 200 comptes Twitter liés à la Russie ont amplifié le phénomène des Gilets jaunes, en propageant environ 1 600 tweets et retweets par jour. Ces comptes seraient des "sock puppets", des "faux nez" qui cachent la réelle identité de l’internaute et propagent des photos et des vidéos dont les images ne sont pas vérifiées, et n’ont parfois rien à voir avec les manifestations qui se déroulent en France depuis le 17 novembre.
Cette thèse de l’ingérence russe est également créditée par Alliance for securing democracy ("Alliance pour la préservation de la démocratie"), dépendant du think tank américain German Marshall Fund. Bloomberg rapporte que parmi les 600 comptes Twitter recensés et considérés comme œuvrant à la promotion des positions russes, le hashtag #giletsjaunes s'est hissé en tête des mots-dièse utilisés. Alors qu'ils se consacrent habituellement à des sujets américains, ces comptes ont largement commenté les manifestations françaises pendant au moins une semaine, "indice assez fort qu'il y a un intérêt à amplifier le conflit", estime Bret Scafer, analyste de l'organisme cité par Bloomberg. La presse américaine embraie, et un éditorialiste du Washington Post dissèque la fascination des médias russes pour le mouvement Gilets jaunes.
Russia is promoting the anti-Macron protests. 2 of top Russian hashtags are “giletsjaune” & “France.” Among Russians cheerleading online is the Putin adviser Alexander Dugin. Russian media are hyping chaos in Paris as if it were a “color” revolution. Me: https://t.co/VqQOWj6PfC
Max Boot (@MaxBoot) 8 décembre 2018À Paris aussi, le gouvernement d'Édouard Philippe s’intéresse particulièrement à ces comptes tenus à l’étranger et les autorités françaises ne cachent plus leur soupçon vis-à-vis d’une éventuelle ingérence dans la crise via les réseaux sociaux. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), un organisme rattaché au Premier ministre, coordonne les vérifications en cours, a expliqué à l'AFP une source proche du dossier, mais c’est un sujet qui nécessite des investigations lourdes et complexes, précise-t-on.
La preuve par Twitter
Si le gouvernement français tend à prendre au sérieux cette éventuelle ingérence russe, d’autres observateurs et analystes des réseaux sociaux sont plus dubitatifs. C'est le cas de Baptiste Robert, chercheur en cybersécurité, qui sur son compte @fs0c131y, propose une analyse détaillée des tweets en anglais utilisant le hashtag en français #GiletsJaunes. Son but étant de mesurer l’effort fait par des anglophones pour devenir les porte-parole internationaux d’un mouvement français.
For 6 days, I'm capturing the English tweets with the French hashtag #GiletsJaunes. Thanks to the 257090 tweets I captured, I will show you the 20 most influential Twitter profile on this topic ???????????? pic.twitter.com/bKrET7MiuB
Elliot Alderson (@fs0c131y) 9 décembre 2018Sur ce critère, quelque 256 000 tweets ont ainsi été analysés depuis mardi dernier, et un "top 10" des profils les plus influents est ressorti du lot. Or "aucun compte de ce top 10 ne s’affiche ouvertement comme russe", remarque Baptiste Robert joint par France 24, "j’ai plutôt relevé la présence de conspirationnistes de différentes nationalités, notamment des fans de Trump".
Première influenceuse dans ce top 10 : Katie Hopkins, britannique pro-Brexit et pro-Trump. "Elle n’a fait que quatre tweets sur le sujet des Gilets jaunes, avec un énorme retentissement à chaque fois", note Baptiste Robert. Parmi les autres influenceurs de poids figurent un nationaliste polonais ou encore "un ancien compte pro-Trump qui se fait passer pour du 'breaking news'".
Quant aux études qui accréditent la thèse de l’ingérence russe, comme celle du New Knowledge – "une jeune société qui n’a pas encore produit d’étude sérieuse sur le sujet", estime Baptiste Robert – ou Alliance for securing democracy, elles partent avec un biais de départ : elles monitorent des comptes classés comme russophiles, analysent leurs données, et en concluent que les Russes s’engouffrent dans le mouvement des Gilets jaunes.
Qu’il y ait une sympathie des pro-Poutine pour ce mouvement, n’est pas un mystère. Le tweet d’Alexandr Dugin, intellectuel prônant un ultranationalisme russe et clamant "je suis le gilet jaune" (sic) en français dans le texte, est un exemple parmi d’autres de l’intérêt d’une frange d’activistes russes pour les Gilets jaunes et pour ce qu’ils représentent comme menace pour l’Europe.
"C’est une évidence", relativise Baptiste Robert, mais il faut garder en tête que "les comptes russes en question ne sont pas les plus influents pour les Gilets jaunes". Olivier Costa, politologue et directeur de recherche au CNRS interrogé sur France 24, renchérit : "Compte tenu de l'importance de la mobilisation sur les réseaux sociaux autour des Gilets jaunes, les tentatives d'influence russe sur le mouvement constituent une goutte d'eau dans un océan".
Qu’ils soient Russes, Britanniques, Américains ou Polonais, "les efforts des nationalistes n’a pas pour but d’influencer directement les Gilets jaunes, bien plutôt la perception que le monde extérieur a de cette colère populaire, analyse pour sa part Baptiste Robert. Ils veulent montrer que Paris est à feu et à sang."
Pour chercher à cerner les influences du mouvement Gilets Jaunes, il faudrait davantage fouiller Facebook, où le mouvement puise son énergie et fait circuler ses informations et ses appels à manifester. Or contrairement à Twitter, où la plupart des publications sont ouvertes, le réseau social Facebook est fait d’une multitude de comptes privés. L’analyse des mouvements d’opinion sur ce média s’avère d’autant plus complexe.