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Emmanuel Macron a appelé vendredi Vladimir Poutine pour lui demander la libération d’Oleg Sentsov, un cinéaste ukrainien emprisonné en Russie et en grève de la faim depuis le 14 mai. Un compromis semble pour l’instant peu négociable sur son cas.

C’est une procédure peu habituelle. Jeudi 9 août, les services de l’Élysée ont fait savoir qu’Emmanuel Macron s’entretiendrait avec Vladimir Poutine, pour "évoquer à nouveau la situation d’Oleg Sentsov", ce cinéaste ukrainien détenu en Russie et en grève de la faim depuis près de trois mois. Une manière pour le président français de marquer sa détermination, alors que la question des droits de l’Homme est rarement évoquée publiquement avec l’homme fort du Kremlin. Le président français avait déjà parlé du sort du cinéaste ukrainien lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine fin mai à Saint-Pétersbourg, puis le 15 juillet, lors d’une courte entrevue, juste avant la finale du Mondial-2018.

Fort soutien en France

"Emmanuel Macron subit une forte pression depuis plusieurs mois, de la part des médias français, du monde de la culture, de la part des organisations des droits de l’Homme pour agir en faveur de la libération d’OIeg Sentsov", explique Anastasiya Shapochkina, enseignante à Sciences Po Paris et spécialiste des relations entre la Russie et l’Union européenne. "Après trois mois de grève de la faim, l’état de santé d'Oleg Sentsov s’est considérablement détérioré et Emmanuel Macron ne veut pas avoir sa mort sur la conscience, ce qui pourrait lui être lourdement reproché", poursuit l’enseignante. La cousine d’Oleg Senstov, Natalia Kaplan, a évoqué mercredi 8 août sur son compte Facebook "une situation catastrophique", indiquant qu'Oleg Sentsov ne pouvait "presque plus se lever".

Jacques Audiard: On se mobilise pour Oleg Sentsov

Depuis son arrestation, Oleg Sentsov jouit d’un large mouvement de soutien en France. Plus de 150 réalisateurs français et étrangers ont signé une pétition à l’appel de la Société des réalisateurs de films (SRF) pour exiger sa libération. Parmi eux, Jacques Audiard, Michel Hazanavicius ou encore Bertrand Bonello. Récemment, l’association Les Nouveaux dissidents a demandé aux Français d’envoyer le plus de cartes postales possibles à l’Élysée pour Oleg Sentsov .

Le temps presse pour Oleg #Sentsov, il est extrêmement affaibli à son 86ème jour de grève de la faim. Envoyons tous une carte postale au président de la République @EmmanuelMacron pour qu’il agisse fortement en sa faveur https://t.co/PxXMKaRUMy #SaveOlegSentsov #FreeOlegSentsov pic.twitter.com/ZCyXJr55Hk

  Les Nouveaux Dissidents (@NewDissidents) 7 août 2018

Un procès "stalinien", selon Amnesty International

Oleg Senstov a été arrêté par le FSB, les services secrets russes, le 11 mai 2014, à Simferopol, la capitale de Crimée, où il vivait avec sa famille. Il a été condamné à 20 ans de prison par un tribunal militaire sous le chef d'inculpation de terrorisme. Le gouvernement de Vladimir Poutine lui reproche d'avoir détruit à l'explosif des symboles russes à Simferopol et d'avoir transporté des armes et du ravitaillement pour le compte de Pravy Sektor, un groupe d'extrême droite ukrainien. Les deux membres de ce groupuscule qui, selon la justice russe, auraient dénoncé Oleg Sentsov, ont clamé lors de leur propre procès que ces aveux avaient été obtenus sous la torture. Aucune preuve concrète de son implication n’a été apportée lors de son procès, qualifié de "stalinien" par l’ONG Amnesty International.

"Vingt ans, c’est la plus longue peine prononcée à l’encontre d’un cinéaste sur le territoire de l’ancienne Union soviétique", écrit l’historien du cinéma ukrainien Lubomir Hosejko. Rien ne semblait pourtant prédire un tel destin pour Oleg Sentsov, celui-ci n’étant pas un cinéaste engagé. Il est surtout un passionné de jeux vidéo, qui a lancé le plus grand cybercentre de Crimée, à Simferopol. Son premier film, "Gamer", sorti en 2011, et remarqué par la critique au festival de Rotterdam en 2012, raconte d’ailleurs l’histoire d’un jeune Ukrainien passionné de jeux vidéo, avec des éléments autobiographiques. "Il a décidé de se lancer dans l’aventure du cinéma après la vente de son cybercentre, mais n’a pas fait partie des cinéastes ou citoyens qui ont filmé les manifestations de Maidan, sur la place de l’Indépendance à Kiev, pendant l’hiver 2013-2014", explique Lubomir Hosejko. Il comptait se lancer dans le tournage d’un second film, "Rhino", mais n’en a pas eu l’occasion en raison de son arrestation.

Une figure de l’opposition à l’annexion de la Crimée

Si Oleg Senstov purge sa peine dans un bagne de Sibérie dans des conditions d’isolement strictes (pas d’accès au parloir, ni au courrier), c’est notamment en raison de son activisme dans les manifestations de Maidan. Il était en effet très impliqué au sein du mouvement Automaidan, cette mobilisation d’automobilistes citoyens qui bloquaient les autobus de la police ukrainienne ou ses cortèges motorisés jusqu’aux riches résidences des députés. Mais c’est surtout sa forte opposition à l’annexion de la Crimée par la Russie qu’il paie au prix fort. "Il a livré des provisions aux militaires ukrainiens assiégés dans leurs bases et a contribué à leur faire quitter le territoire avec leur famille, organisant les transports logistiques. Il a aussi beaucoup contribué à informer les journalistes étrangers. Les grands-parents d’Oleg Sentsov sont russes, mais il a toujours eu un fort sentiment national ukrainien", raconte encore Lubomir Hosejko. "Il incarne l'une des quelques figures visibles de la résistance à l’annexion de la Crimée par la Russie, ce qui est inacceptable pour Vladimir Poutine", affirme Nicolas Tenzer, professeur à Sciences Po et spécialiste de la Russie.

Une monnaie d’échange ?

L’instransigeance de Vladmir Poutine s’explique peut-être par la volonté du Kremlin d’obtenir des compromis, alors que l’économie russe traverse une phase difficile et que Washington vient encore d’alourdir ses sanctions, en réponse à la tentative d’empoisonnement de l’ex-espion Serguei Skripal, ce qui a provoqué une chute des marchés financiers russes. "Depuis l’ère soviétique, la question des droits de l’Homme a toujours été un levier pour obtenir des concessions dans le domaine de la realpolitik. C’est une manière de faire monter les enchères. Vladimir Poutine espère toujours obtenir des négociations qui pourront aboutir à un allègement des sanctions européennes et souhaite une contribution de l’Union européenne dans la reconstruction de la Syrie, qu’elle n’a pas les moyens de financer", explique Françoise Thom, maître de conférences en histoire contemporaine à la Sorbonne. "Il dispose du soutien  de la population russe et se soucie peu de l’opinion publique internationale", ajoute l’essayiste et spécialiste de la Russie Galia Ackerman.

Le président français œuvre lui à un discret rapprochement avec la Russie depuis plusieurs mois. "Emmanuel Macron sait qu’on ne peut pas se permettre de ne pas parler à la Russie", note Nicolas Tenzer. En juillet, la France avait été le premier pays européen à envoyer de l’aide humanitaire en Syrie dans des zones contrôlées par le régime de Bachar al-Assad, par l’intermédiaire de la Russie. Le président français a intérêt à renouer avec Vladimir Poutine pour des raisons économiques, explique Anastasiya Shapochkina : "Emmanuel Macron espère augmenter l’investissement direct français en Syrie et la place des entreprises françaises, qui a clairement diminué avec les sanctions. L’État français détient des parts dans plusieurs géants industriels du pays."

Rien n’indique pourtant qu’un dénouement soit proche pour Sentsov. "Il est décidé à aller jusqu’au bout et est prêt à rester dans l’histoire comme une figure de l’opposition au pouvoir russe. Un symbole, comme avait pu l’être en 1969 l’étudiant Jan Palach, qui s’était immolé par le feu pour s’opposer à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces soviétiques", rappelle Galia Ackerman. "Il a cette impression presque élyséenne de braver la mort", confirme Lubomir Hosejko. Oleg Senstov a par ailleurs lié son destin à celui de la libération de dizaines de prisonniers ukrainiens de Crimée incarcérés en Russie, ce qui complique encore la donne.

Lors de son entretien avec Vladimir Poutine, vendredi, Emmanuel Macron a fait "plusieurs propositions" pour trouver une solution d’Oleg Sentsov. Le président russe s'est engagé à y répondre rapidement, selon un communiqué publié par l’Élysée. Aucun détail n’a pourtant filtré.