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Cannes, jour 11 : deux salles, deux ambiances

Festival du grand écart, Cannes entame sa dernière ligne avec deux films aux antipodes du spectre cinéma. D'un côté, "Carphanaüm", drame libanais aux gros sabots, de l'autre, "Un couteau dans le cœur", exercice de style ultra-référencé.

En France, nous sommes tous sélectionneurs de l’équipe de France de football. Chaque fois que Didier Deschamps dévoile sa liste des 23, nous y trouverons à redire ("non mais, je rêve ou il n’a pas pris Bourigeaud !"). À Cannes, c’est pareil. À ceci près qu’il faut attendre la fin de la compétition pour se prononcer sur la pertinence de la sélection concoctée par le Didier Deschamps de la Croisette, Thierry Frémaux.

À cet égard, les deux films présentés en compétition jeudi soir constituent deux cas d’école intéressants sur "ce qui a sa place" et "ce qui n’a pas sa place" dans la liste des 21 (21, comme le nombre de films en lice cette année pour la Palme d’or). Commençons par "Capharnaüm", de la Libanaise Nadine Labaki. Que dire si ce n’est que le film est démonstratif, larmoyant, gênant même dans sa manie de servir l’émotion sur un plateau ("vous rependriez bien un peu de pathos, il arrive tout droit du marché ?").

L'émotion par le colback

L’histoire débute dans un tribunal. Zain, un petit garçon de 12 ans purgeant une peine de prison pour tentative de meurtre, a porté plainte contre ses parents. Leur faute : "l’avoir mis au monde" (alors ça, ce n’est pas banal). Flashback. Commence alors l’histoire, la centrale, celle du chemin de croix qui a poussé le garçon à traîner ses géniteurs devant la justice.

Nous sommes dans une banlieue miséreuse de Beyrouth, Zain est l’aîné d’une fratrie de cinq ou six enfants dont les plus grands sont soumis au travail forcé. Lorsque Sahar, sa sœur seulement âgée de 11 ans, est vendue à l’épicier du coin, Zain quitte la promiscuité du foyer familial pour la débine d’une vie à la rue où (on vous passe les détails) il se retrouve avec un bébé sur les bras. L’entreprise de Nadine Labaki est ambitieuse : faire l’article de toutes les misères du Liban invisible, des enfants des rues aux travailleuses africaines sans-papiers en passant par les trafiquants d’êtres humains et les laissés pour compte du néolibéralisme sauvage (mention spéciale à Cafard-Man et son épouse, deux marginaux du troisième âge qui apportent un peu de fantaisie dans cet étalage de souffrances).

"Capharnaüm" a été ovationné à l’issue de sa présentation publique au Grand Théâtre Lumière. Un peu moins dans les salles où il était projeté aux journalistes, ces cœurs de pierre. Nous sommes donc bien devant ce fameux cas d’école cannois dit du "film qui divise la Croisette". Avec d’un côté, ceux qui jugeront l’œuvre "importante", le sujet fort (personne n’en doute) et la mise en scène "puissante", bref un "film nécessaire" qui, forcément, a sa place dans un festival international ayant vocation à refléter l’état du monde (à ce propos, comment évalue-t-on le niveau de nécessité d’un film ? Sur une échelle de 1 à 5 ? Avec des émojis ?). De l’autre côté, il y a ceux qui estiment qu’on peut dire plus en montrant moins, que l’émotion ne s’attrape pas par le colback, que le cinéma, ce n'est pas que des belles images sur lesquelles on colle une musique prenante. Bref, que le festival de Cannes a vocation à sélectionner des films qui suscitent des impressions mais n’en fabriquent pas (on n’est pas à l’usine),  des films de sensations plutôt que sensationnalistes.

Hommage au film fauché des bas-fonds du cinéma

Le deuxième cas d’école du jour s’appelle "Un couteau dans le dos". Il est signé du Français Yann Gonzales, réalisateur de la hype du cinéma d’auteur hexagonal. Il se distingue de "Capharnaüm" par son positionnement sur l’échiquier cinématographique. Le premier s’adresse à un public que l’on dit "grand", le second à un public que l’on dit "confidentiel". Tous deux ont toutefois en commun d’être régis par leurs propres codes, de cocher les cases d’un cahier des charges établi.

"Un couteau dans le cœur" est un film de genre qui puise son esthétique dans la contre-culture des années 1960-1970, période bénie d’un septième art en perpétuelle réinvention. Hommage au film fauché des bas-fonds du cinéma, le film de Yann Gonzales est un voyage dans le Paris interlope de 1979, celui des back-rooms homosexuelles et de l’industrie du porno tout juste libéralisée par la présidence Giscard. Résumons : Anne (Vanessa Paradis, pas hyper à l'aise dans le costume) est une productrice de films X gays, malheureuse en amour et en affaires. Son ex Lois (Kate Moran) se refuse toujours à elle, et son business est menacé par un tueur en série masqué (façon Jason d’"Halloween") qui massacre un à un les acteurs de ses productions.

Cinéma dans le cinéma, "Un couteau dans le cœur" use de la référence jusqu’à la déférence un tantinet auto-satisfaite. On lui reprochera ses passages obligés de film de niche (le rituel païen, la symbolique phallique, l’hédonisme sauvage sacralisé par les films d’horreur érotiques italiens), qui semblent avant tout destinés à un public d’initiés (qui sauront s’amuser au passage des apparitions dans la fiction des figures actuelles du genre, tels le réalisateur Bertrand Mandico ou l’acteur, réalisateur, historien et critique spécialiste du cinéma de la fange, Christophe Bier).

Les spectateurs étrangers (ou allergiques) à cette approche expérimentale ne verront évidemment pas l'intérêt de l'inscription d'un tel objet en compétition. Les adeptes du genre, "ceux qui savent", se féliciteront quant à eux de ce que le festival puisse aussi se faire l'écho d'un autre cinéma. Car "Un couteau dans le cœur" réserve de beaux et singuliers instants, comme la séquence post-générique de fin mettant en scène une montée au ciel orgiaque. Évocation pasolinienne d’un paradis perdu qui, à elle seule, mérite sa place en compétition.