
Dans l'ombre d'une riche actualité, la compétition du 71e festival de Cannes s'est ouverte avec "Everybody Knows" d'Asghar Farhadi. Un thriller familial qui ne retrouve pas la virtuosité des précédents films du réalisateur iranien.
On a beau être l'événement culturel le plus médiatisé au monde (4 000 journalistes et techniciens accrédités quand même), on ne pèse pas lourd face aux caprices de Donald Trump sur le dossier iranien ou la finale de la Coupe de France de football. C'est donc un peu dans l'ombre de ces deux actualités que le Festival de Cannes a donné le coup d'envoi de sa 71e édition, mardi 8 mai au soir.
Au risque de nous ridiculiser, on pourra tenter d'ériger des ponts entre tous ces événements, histoire de montrer que la bulle cannoise n'est pas totalement imperméable aux grands enjeux du monde. Prenant prétexte de la rencontre entre les petits Poucets des Herbiers et les ogres du Paris-Saint-Germain, on pourra, par exemple, filer la métaphore sportive. Dire que, comme la Coupe de France, le Festival de Cannes est le lieu de tous les possibles, le lieu où un jeune inconnu peut se frotter aux vieux routiers du septième art, le lieu où l'Égyptien Abu Bakr Shawky, dont personne n'avait entendu parler avant l'annonce de sa sélection, aura l'occasion de se mesurer au Turc Nuri Bilge Ceylan (Palme d'or 2014), au Franco-Suisse Jean-Luc Godard (qu'on ne présente plus) ou à l'Américain Spike Lee (idem). Reste que le cinéma n'est pas une partie de ballon rond et que le seul affront que les compétiteurs cannois peuvent subir est de repartir bredouille et non défaits (comme ce fut le cas, hier soir, des combattifs joueurs de Herbiers "seulement" battus 2 - 0).
Quant à l'accord sur le nucléaire iranien dénoncé par Donald Trump, la passerelle avec la Croisette est toute dressée puisque c'est Asghar Farhadi, réalisateur venu de la République islamique, qui a eu l'honneur d'ouvrir la compétition mardi soir. Seulement voilà, c'est ballot pour notre transition, son thriller "Everybody Knows" ne se déroule pas en Iran mais en Espagne. Et Donald Trump n'a, a priori, rien contre l'Espagne.
C'est là, d'ailleurs, toute la difficulté pour les commentateurs cannois qui tentent de ranger les films par leur nationalité (du genre : "La France part favorite avec cinq films en compétition ! Allez les Bleus !"). Comment savoir sous quel drapeau concourt un film ? La nationalité de son réalisateur fait-elle loi ? Ou bien est-ce celle de la maison de production ? Pourquoi ne serait-ce pas le pays où se déroule le film ? Ou la langue dans laquelle il a été tourné ? (Ok, ok, une langue n'est pas un pays).
Astuce pour contourner la question et, accessoirement, briller lors des dîners en ville : affirmer que le cinéma n'a pas de frontières et qu'il est un langage universel. C'est aussi pertinent qu'une publicité pour les assurances mais pas totalement bête lorsqu’on a affaire à un film comme "Everybody Knows", dont l'intrigue, et les enjeux qui en découlent, pourraient se dérouler dans n'importe quelle partie du globe où il existe une classe moyenne. Le fait qu'Asghar Farhadi ait choisi comme tête d'affiche le couple de stars planétaires formé par Penélope Cruz et Javier Bardem trahit d'ailleurs une certaine volonté d'"internationaliser" son œuvre, d'en accentuer l'universalité.
Mais revenons à l'histoire. Accompagné de ses enfants mais sans son époux resté en Argentine, Laura (Penélope Cruz) revient dans le village espagnol de son enfance afin d’assister au mariage de l’une de ses sœurs. Son retour en terre natale donne lieu à de tendres et complices retrouvailles familiales. Il y a là qui l’attendent : les sœurs, les beaux-frères, les neveux, les nièces et l’acariâtre papa "qui a pris un sérieux coup de vieux". Mais il y aussi et surtout Paco (Javier Bardem), un proche de la famille dont on comprendra vite qu’il fut son amour de jeunesse. Les noces sont célébrées dans la bonne humeur et l’alcool jusqu’à ce qu’un événement vienne interrompre les effusions de joie. Et pas n’importe quel événement : l’enlèvement d’un des membres de la famille (dont on préfère taire l’identité afin de ménager le suspense).
L'affaire est d'autant plus grave que les ravisseurs, qui réclament 300 000 euros de rançon, ont sans nul doute bénéficié de la complicité d'un des invités du mariage. Parce qu'elle ne peut (ou veut) contacter la police, la famille mène alors ses propres investigations dans l'espoir de retrouver la victime et, le cas échéant, démasquer le traître.
L'avancée de l'enquête n'intéresse que très peu Asghar Farhadi qui, en fin observateur des rapports humains, préfère montrer comment le poison du soupçon peut mener la cellule familiale à l'implosion. De fait, le rapt n'est ici qu'un prétexte narratif pour faire remonter à la surface les rancœurs que chaque membre de la famille éprouve les uns envers les autres.
Il y a quelque chose d’ironique à intituler "Everybody Knows" ("Tout le monde le sait") un film dont les principaux ressorts reposent sur les secrets, leurs révélations et la capacité des personnages à les encaisser. L’ironie n’est pourtant pas l’apanage du long-métrage qui, en dépit de ses rebondissements propres au thriller, demeure assez terre-à-terre, entendu, sans réelle surprise ni contre-pied. Sur le papier, le scénario pourrait être celui d'une saga familiale diffusée l'été sur TF1 avec ses intrigues, ses crises de nerfs et ses domaines viticoles s'étendant à perte de vue. Dans sa réalisation, "Everybody Knows" poursuit les codes du thriller théâtral (Asghar Farhadi fut metteur en scène de théâtre avant de devenir cinéaste) qui se pense obligé d'intercaler entre les nombreuses scènes de tête-à-tête à huis clos des séquences en extérieur pour faire un peu cinéma.
Le constat avait été le même avec "Le Passé" qu'il avait tourné en France : lorsqu’Asghar Farhadi ne met pas en scène la société iranienne, son geste perd de sa virtuosité. La montée en tension si caractéristique de ses précédents films comme "À propos d'Elly", "Une séparation" ou, dernièrement, "Le Client" butte, ici, sur une prudente retenue. Comme s'il craignait de s'aventurer pleinement sur un terrain sociologique dont il ne maîtrise pas totalement les nuances.
En programmant "Everybody Knows" et son couple de stars en ouverture de la compétition, le Festival de Cannes a donné de l’éclat à son premier tapis rouge. Mais pas à l’entame de la quinzaine (qu’on espère à l'avenir plus flamboyante).