Pendant les quatre ans de guerre à Alep, les Maristes bleus ont œuvré pour aider les déplacés de la zone occupée par les milices rebelles. Le livre "Les Lettres d'Alep" raconte, sans fard, la vie assiégée entre espoir et désespoir.
"Semer l'Espérance." Plus qu’une devise, une façon de vivre, une "mission". Celle choisie par le Dr Nabil Antaki et le frère Georges Sabé pour survivre à la guerre en Syrie. Pendant quatre années de la bataille d’Alep, de juillet 2012 à décembre 2016, tous deux ont entretenu une intense correspondance avec une amie française pour lui raconter le quotidien de l’ONG Les Maristes bleus, rythmé par les combats, mais aussi pour récolter des dons. Dans "Les lettres d’Alep", publié aux éditions L’Harmattan, le lecteur est plongé dans le chaos de la guerre, dans sa noirceur, la mort, mais aussi dans ses petites victoires.
Tout commence le 23 juillet 2012. "Alep, notre ville, deuxième ville du pays, capitale économique, grand centre de commerce et d’artisanat, est en train de mourir. (…) La ville est encerclée de tous côtés. On risque d’être enlevé et tué. Les gens ont peur… Une peur qui déprime, qui paralyse, qui tue…", écrit le frère Georges Sabé dans une première lettre datée du 26 juillet. La guerre qui fait rage en Syrie depuis le 15 mars 2011 vient de rattraper l’une des plus vieilles villes au monde, dont le positionnement stratégique est crucial. La cité, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, se situe au carrefour de plusieurs routes commerciales menant vers la Turquie et l’Irak. S’emparer de la ville, c’est prendre le contrôle de la Syrie "utile", cette ligne verticale qui s'étend de Damas à Alep, et qui inclut les principales villes de Homs, Deraa ou Hama, mais aussi l'accès à la mer Méditerranée avec Tartous ou Lattaquié, sièges des bases russes.
Aider les démunis pour leur "rendre leur dignité"
L’Armée syrienne libre (ASL) lance alors la bataille d’Alep et s’empare de la partie est de la ville. "500 000 personnes qui vivaient dans les zones occupées par les rebelles sont venues se réfugier dans la partie d’Alep sous contrôle gouvernemental [l'ouest, NDRL]. Les familles se sont installées dans les écoles vides. Elles n’avaient rien. Avec notre association L'Oreille de Dieu et nos 30 bénévoles, nous nous sommes dit qu’il fallait absolument les aider à survivre, leur rendre leur dignité", raconte le Dr Nabil Antaki, co-auteur du livre, interrogé par France 24.
Coupures d’électricité, d’eau, absence de chauffage, prix des produits de première nécessité qui s’envolent... Très vite, ce que les Aleppins espéraient n’être qu’une bataille, se transforme en longs mois, puis années, de siège. Au fur et à mesure que la ville s’enfonce dans la guerre, le Dr Antaki et le frère Georges Sabé mettent en place une série de programmes pour les plus démunis. En plus des paniers alimentaires, l’ONG rebaptisée Les Maristes bleus et composée de bénévoles de toutes confessions, installe des sanitaires, met en place des consultations médicales et des activités éducatives pour les enfants. Sans distinction de religion. Et "sans jouer aux héros".
"En aidant chrétiens et musulmans, on prépare l’avenir. Le fanatisme extrémiste n’était pas dans notre culture. Ces jihadistes qui ont commis des actes barbares sont venus de l’étranger : Tchétchénie, Afghanistan, Pakistan, de pays arabes et de certains pays d’Europe, accuse-t-il. Certains musulmans réfugiés à Alep-ouest n’avaient jamais rencontré de chrétiens parce qu’ils vivaient dans des régions où il n’y en avait pas. Ils ont vu que ces personnes n’étaient pas des 'koufars', des mécréants, mais des gens comme eux."
Le désintérêt du monde
Au fur et à mesure des pages, empreintes de foi et "d’amour pour le prochain", surgit aussi un cri de révolte. Le Dr Antaki ne mâche pas ses mots contre l’indifférence de l’Occident. "Votre attitude est une honte. Vous devriez être poursuivis pour crime de guerre et contre l’humanité pour complicité passive", écrit-il en mai 2014. "Ce qui nous révoltait le plus, c’était la désinformation dans les médias occidentaux. Tous les médias prenaient leurs informations d’une seule source : l’Observatoire syrien des droits de l’Homme qui, sous un nom très beau, n’était qu’une agence d’informations des rebelles armés ! Ce n’était pas des informations objectives", s'indigne-t-il auprès de France 24.
Depuis le début de la guerre, l'OSDH, créée en 2006, est effectivement devenue une source d'information pour les agences de presse et plus largement par les médias occidentaux. En 2016, le journal Le Figaro s'interrogeait lui aussi sur son objectivité.
Une objectivité tout aussi discutable chez les dirigeants du monde, selon le médecin. "Les hommes politiques étrangers ont fait preuve d’un parti pris flagrant. Ils parlaient de rebelles modérés, alors que tout le monde savait pertinemment que c’était des islamistes qui voulaient faire de la Syrie un État avec la charia. Cette guerre n’avait pas pour but d’installer la démocratie et les droits de l’Homme en Syrie, mais de semer le chaos et d’installer un État islamique. Même les gens qui critiquaient Bachar al-Assad refusaient cette guerre-là."
Quatre années de conflit à Alep n’ont pourtant pas réussi à briser la population. "Cette guerre a démontré que les Aleppins avaient une capacité de résilience extraordinaire (…) Les gens continuent à vaquer à leurs occupations ou à circuler dans les rues, même quand les obus tombent ; personne ne se terre chez soi", écrit le Dr Antaki en mai 2015.
Aider les réfugiés kurdes
Plus d'un an après la reprise de la ville par l’armée syrienne, le 22 décembre 2016, alors que les balles de snipers ne sifflent plus, que les déflagrations assourdissantes des obus ont cessé dans la cité dévastée, l’heure est à nouveau à l’inquiétude. "Il y a un an, nous étions très optimistes parce que les choses allaient dans le bon sens. Aujourd’hui, l’intervention étrangère rend les choses beaucoup plus compliquées. La Turquie a envahi la Syrie par peur qu’il y ait une région autonome kurde syrienne et que par contagion, les Kurdes de Turquie demandent la même chose. Il y aussi l’installation d’une base américaine du côté est, à Manbij, avec la présence de soldats français", déplore le médecin.
Une nouvelle donne, et un nouveau souffle pour la mission des Maristes bleus. L’opération turque "Rameau d'olivier" a créé de nouveaux réfugiés, fuyant la région kurde d’Afrin. "Ils se sont réfugiés dans les villages à 20-30 km au nord d’Alep. Il y a 200 000 personnes installées dans les écoles publiques ou sous des tentes. Le Croissant-Rouge les aide mais n’arrive pas à subvenir à tout, explique le Dr Antaki. Nous allons donc continuer notre action solidaire en prenant en charge l’un des villages concernés. Malgré la souffrance, l’atrocité de la guerre, les gens ordinaires peuvent aider leur prochain. Tout n’est pas si noir."