
L’OIAC, seul organisme habilité à enquêter sur les armes chimiques, a mené plusieurs enquêtes en Syrie après des allégations d'attaques chimiques, malgré la difficulté d'accéder au terrain pour y recueillir des témoignages et des échantillons.
Alors que le régime syrien et son allié russe ont démenti toute attaque chimique dans la Ghouta orientale, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) a annoncé le 10 avril qu’une équipe serait envoyée "sous peu" sur place afin de mener une enquête indépendante.
Cette institution internationale, seule habilitée à mener des enquêtes sur l’usage d’armes chimiques, a pour mandat de se rendre au plus tôt sur les lieux d’une attaque présumée afin d’attester des dégâts qu’elle a pu occasionner et d’identifier les agents toxiques utilisés.
Prélèvement biologique sur les victimes
"Sur place, les inspecteurs pourront faire deux choses : effectuer des prélèvements physico-chimiques sur les lieux de l’attaque, sur les murs, au sol, et faire des prélèvements biologiques sur des victimes, soit blessées soit mortes, pour chercher des indices métaboliques d’un agent chimique dans leurs fluides [urine et sang notamment]", explique Olivier Lepick, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et spécialiste des armes chimiques.
Sur le terrain, les équipes de l’OIAC peuvent conduire des entretiens avec les équipes médicales ayant traité les victimes, avec les victimes elles-mêmes, ou tout autre témoin de l’incident. Ils peuvent aussi assister à des autopsies ou étudier des cadavres d’animaux.
L’enquête se base aussi sur des données non matérielles. En amont, les équipes analysent les témoignages provenant de la zone touchée : réseaux sociaux, médias, ONG, rapports officiels s’ils existent. Ce sont ces données qui sont majoritairement disponibles, pour le moment, dans le cas de l’attaque présumée à Douma. Samedi 7 avril, les Casques blancs syriens et l’ONG American Medical Society ont affirmé, vidéos et témoignages à l’appui, qu’une attaque chimique avait frappé Douma, dernière poche rebelle de la Ghouta orientale en Syrie. Accusant le régime d’avoir utilisé des "gaz toxiques", les deux organisations ont recensé 40 victimes et plus de 500 blessés souffrant de "difficultés respiratoires" et dégageant "une odeur semblable à celle du chlore".
D’autres institutions comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont d’ailleurs utilisé ces sources pour alerter la communauté internationale : "O n estime qu’au cours du bombardement de Douma, 500 patients se sont présentés dans les établissements de santé avec des signes et symptômes correspondant à une exposition à des produits chimiques toxiques, en particulier des signes d’irritation sévère des muqueuses, d’insuffisance respiratoire et de troubles du système nerveux central chez ceux qui ont été exposés", signale l’organisation dans un communiqué. L’usage du chlore dans cette attaque est le plus probable selon ces éléments.
"Il y a très peu de chances qu’ils y aillent"
Mais encore faut-il avoir accès au terrain. La mission est quasi-impossible pour les enquêteurs en Syrie, où les conditions de sécurité ne sont pas réunies sur les lieux des attaques, qui sont souvent les zones de combat. "Il y a très peu de chances qu’ils y aillent, il faudrait déjà que les Russes et les Syriens s’engagent à protéger les équipes", commente Olivier Lepick. Le régime syrien a annoncé avoir repris le contrôle de l’ensemble de la Ghouta orientale, et dispose donc d’une marge de manœuvre totale, avec son allié russe, sur le lieu de l’attaque chimique présumée à Douma.
"Chaque jour qui passe rend de moins en moins pertinente une enquête. La zone est tenue par les principaux suspects dans cette affaire, la tentation de faire le ménage est tentante", ajoute le chercheur. Selon lui, un nettoyage "à la javel" est suffisant pour supprimer les traces d’agents toxiques sur place, et les prélèvements biologiques sur les victimes s’avèrent de plus en plus hypothétiques alors que l'armée syrienne, accusée par l’Occident d’être à l’origine de l’attaque, est capable de les exfiltrer. Et ce, même si des traces de chlore peuvent rester dans les fluides sur une longue durée. C’est pourquoi selon ses statuts, l’OIAC est censée envoyer ses équipes 24 à 48 heures après l’incident. "Le calendrier est très important. C’est toujours cohérent d’avoir une équipe sur place, mais la pertinence décline jour après jour."
L’OIAC le reconnaissait elle-même l’année dernière, après le bombardement à l’arme chimique de Khan Cheikhoun, ville du nord-ouest de la Syrie alors contrôlée par les rebelles. Incapable de se rendre sur les lieux de l’attaque pour des raisons de sécurité, elle avait mené son enquête en Turquie, où des victimes de l’attaque s’étaient réfugiées. "La valeur probante des échantillons prélevés peu de temps après l’incident, appuyée par des preuves photographiques et vidéo en association avec des témoignages, doit être relativisée face à la valeur probante d’une visite [de l’OIAC] sur le site pour recueillir ses propres échantillons", signale le rapport de mission.
Échantillons d’urine
D’autres acteurs ont parallèlement déjà conduit des enquêtes en Syrie pour attester de l’utilisation d’armes chimiques. Après le bombardement de Khan Cheikhoun, en avril 2017, les services de renseignement français ont mené leur enquête et affirmé que du gaz sarin, un agent neurotoxique, avait été utilisé, grâce, selon une source diplomatique, à une munition non explosée récupérée sur place. Elle avait permis à Paris d’affirmer que le régime syrien était à l’origine du bombardement.
Début 2013, deux journalistes du Monde avaient récupéré des échantillons (sang, urine, cheveux, vêtements) recueillis sur des victimes par des médecins après une attaque chimique à Jobar, dans la Ghouta orientale. Les flacons d’urine, analysés dans un laboratoire de la Délégation générale de l’armement, en France, avait permis d’authentifier l’usage du gaz sarin.
L’OIAC, qui effectue son travail de collecte dans un but purement informatif, n’est pas censée établir les responsabilités lors d’une attaque chimique. Cette mission revenait jusqu’à la fin 2017 au Joint investigative mechanism (JIM), réunissant l’OIAC et l’ONU, mais dont le mandat n’a pas été renouvelé en raison de plusieurs veto russes aux Nations unies.