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Aller-retour pour le califat : ces Françaises au service de l'EI

Qui sont ces Françaises parties rejoindre l'EI ? Dans l'enquête "Un parfum de Djihad", les journalistes Céline Martelet et Édith Bouvier tentent d'apporter une réponse en décryptant le quotidien sur place d'une quinzaine de filles. Entretien.

Lola passe son temps à faire des gâteaux au sein du califat ; Cécile, elle, ne dort pas tant elle guette chaque bombardement russe, tandis que Léa a accouché de trois enfants en trois ans. Au total, une quinzaine de Françaises, adeptes de l'organisation État islamique (EI), qui ont rejoint la Syrie ou l’Irak, ont accepté de se confier à Céline Martelet, grand reporter pour RMC, et Edith Bouvier, reporter indépendante au Moyen-Orient, sur les motivations de leur départ et leur quotidien sur place.

Ce livre largement documenté permet de mettre en lumière la spécificité du rôle de ces Françaises au sein de l'EI et de la gestion hasardeuse du gouvernement français pour les désengager de l’idéologie.

Céline Martelet revient pour France 24 sur ces jeunes femmes qu’elle refuse d’appeler des jihadistes."Sauf preuve du contraire, elles n’ont jamais pris les armes pour combattre", précise-t-elle.

France 24 : Dans vos premiers chapitres, intitulés "Les Reines du shopping" et "Desperate Housewives", vous décrivez le quotidien de Léa, Cécile et Stéphanie qui tournent autour de la cuisine et de la mode au sein du califat. Pourquoi chercher à les rendre plus inoffensives ?

Céline Martelet : Quand on a commencé à discuter avec elles, il n’était pas du tout question de parler propagande. Notre travail de journaliste consistait à découvrir qui elles étaient, ce qu’elles faisaient. Nos discussions tournaient autour de leur quotidien et Léa, en effet, cuisinait beaucoup. Pour elles, on était une sorte de fenêtre car elles ont plutôt l’habitude de parler entre sœurs, ou de pleurer avec leur famille. C’est une réalité : ce sont juste de jeunes françaises.

Est-ce que ce travail d’enquête, qui a duré trois ans, vous a permis de dégager un profil type de ces jeunes femmes qui partent rejoindre l’EI ?

Il n’y a pas de profil standard, pour les filles comme pour les garçons finalement. Beaucoup se sont converties, d’autres ont grandi dans des familles musulmanes non pratiquantes mais se sont radicalisées. Il y a aussi celles qui sont nées dans des quartiers plutôt favorisés de la région parisienne, d’autres dans des petites villes du côté de Tours ou de Nice. En fait, ce ne sont pas que des filles de quartiers populaires. Qu’elles soient en Syrie, revenues en France ou qu’elles aient essayé de partir, elles pourraient toutes être nos sœurs, nos cousines, des amies d’enfance.

Toutes semblent avoir vécu ce que vous appelez dans votre livre "une cassure" ?

Certaines n’ont pas de père, d’autres ont des mères trop étouffantes ou qui les délaissent après un remariage. Il y a aussi celles qui ont une famille disloquée avec des parents constamment en conflit. D'autres finissent par avouer qu’elles ont été victimes d’abus sexuels, dans le cadre familial souvent, mais n’en avaient jamais parlé. La parole se libère parfois à leur retour. Je précise qu'il ne s'agit pas de leur trouver une excuse ou d’en faire des victimes. Nous avons juste rapporté des faits.

Pour financer leur départ, quasiment toutes les candidates ont souscrit un prêt à la consommation ou utilisé l’argent du RSA ou de l’assurance chômage. C’est un réel affront pour le gouvernement français, qui a tardé à s’inquiéter de leur sort ?

Entre 2013, date de la naissance de l’organisation terroriste baptisée Organisation de l'État islamique en Syrie et en Irak, et 2015, date de l’attentat de Charlie Hebdo, les autorités n’ont pas pris conscience des vagues de départs, que ce soit pour les filles ou les garçons. Durant cette période, de nombreuses jeunes filles comme Soraya, 14 ans, ont quitté leur domicile : en septembre 2014, Soraya prend un avion, traverse cinq frontières, passe 5 contrôles douaniers et atterrit en Syrie sans que personne ne l’interpelle alors qu’en France, sa mère remue ciel et terre pour demander son arrestation.

Au début de notre travail d’enquête, des policiers nous disaient : ‘pourquoi vous vous intéressez à ces femmes ? ce ne sont que des planches à sexe’. On a aussi entendu, concernant deux filles parties en Syrie : ‘ce ne sont que deux salopes de l’autre côté de la frontière”.

À quel moment le ministère de l’Intérieur a pris la mesure du phénomène ?

L'élément déclencheur c'est l’épisode des bombonnes de gaz contre la cathédrale de Notre-Dame à Paris en septembre 2016. C’est une attaque montée et pensée par des femmes uniquement. À partir de ce moment-là, le regard des autorités va changer aussi bien au niveau judiciaire qu’au niveau policier. On ne va plus simplement voir ces jeunes femmes comme des victimes de leurs maris, un peu bêtes ou écervelées. On prend conscience qu’elles sont autant dans l’idéologie que leurs époux, parfois même plus.

Vous écrivez également que "la justice, à Paris, est profondément sexiste". Pourquoi ?

Pour l’instant, aucune femme n’a été jugée aux assises, ce qui n’est pas le cas des hommes. Elles comparaissent uniquement en correctionnelle pour association de malfaiteurs terroristes. On constate cependant que les peines sont de plus en plus lourdes : "Mamie Djihad" qui a rejoint trois fois la Syrie, a écopé d’une peine de 10 ans de prison. Ce mois-ci, Maeva, 24 ans, a été condamnée à 8 ans de prison.
La justice commence à comprendre qu’elles ont vraiment embrassé l’idéologie et que certaines ont eu un rôle de recruteuse. En fait, elles l’ont toutes été. Dès qu’elles sont là-bas, elles parlent avec des jeunes filles en France pour les inciter à venir. Il faut se rendre compte que ce n’est pas un rôle qu’on leur a assigné, elles le font spontanément ; elles deviennent des facilitatrices. La justice paraît moins sensible à la posture de victimes que ces jeunes femmes adoptent à la barre.

L’EI a perdu de nombreuses positions sur le terrain, est-ce que les jeunes femmes sont encore nombreuses à partir ?

Le territoire de l’EI n’est pas réduit à néant, puisqu’ils ont toute une zone le long de l’Euphrate entre Raqqa et la frontière irakienne. De jeunes françaises communiquent toujours avec leurs familles en expliquant que tout va bien, qu’elles ne sont plus bombardées comme ce fut le cas pendant un moment. Elles utilisent souvent Internet. Je pense qu’on parle d’une centaine de personnes au moins.

Il y a quelques semaines, une jeune fille de 21 ans a été arrêtée en Afghanistan alors qu’elle tentait de rejoindre un groupe proche de l’EI. Le territoire est peut-être moins grand mais l’idéologie reste. C’est ce qu’il faut combattre et on mettra beaucoup de temps à le faire.

Vous dîtes que le danger aujourd’hui concerne celles qui restent en France. Pourquoi ?

Oui, finalement, le territoire était juste un prétexte pour donner corps à l'idéologie qui, elle, reste très forte. Soit les filles n’ont pas pu partir, soit elles sont en détention. En prison à Fleury ou à Fresnes, elles racontent qu’elles sont entre sœurs. Mais on n’arrive pas à casser cette entraide. Sans compter qu’elles risquent de contaminer les autres détenues.

Les autorités semblent tâtonner dans le processus de désengagement...

Certaines ont été bien prises en charge par le dispositif RIVE (Recherche et intervention sur les violences extrémistes, NDLR) mis en place en 2016. L’idée est de privilégier le cas par cas parce qu’il semble qu’il n’y a que ça qui fonctionne. Aujourd'hui, les associations, psychologues sont mobilisés pour le faire mais il faut les former et cela prend du temps. Pour une bonne prise en charge de sortie de prison, dans le dispositif RIVE, il faut huit référents pour une personne. Ce sont des moyens énormes mais cela fonctionne ! Il faut casser le logiciel.